RÉALITÉ DIMINUÉE, par Michel Leis

Billet invité

Il existe une nouvelle branche de l’informatique que l’on appelle la réalité augmentée. Elle consiste à insérer en temps réel une image virtuelle dans une séquence montrant la réalité. Très utilisée en marketing, elle donne naissance par exemple à ces cabines d’essayage d’un nouveau genre ou un écran combiné avec une caméra se substitue au miroir. Il ne se contente pas de vous montrer avec le vêtement que vous essayez, mais le complète ou l’accessoirise avec d’autres articles en vente dans le magasin. Le terme de réalité augmentée s’est imposé, puisque la réalité s’augmente d’une virtualité censée apporter quelque chose à l’image réelle.

Pourtant, la plupart des applications de réalité dite « augmentée » utilisent des images ou l’angle de vision est le plus souvent limité, la réalité dont il est question n’est qu’une fraction de ce que perçoit normalement l’œil humain. On s’éloigne doublement de la réalité, d’une part par le rétrécissement du champ de vision, d’autre part par l’insertion d’objets qui ne restent après tout que virtuels.

Dans le monde économique, les normes se construisent à partir de cette réalité diminuée. Elles s’appuient sur une vision qui ne prend en compte qu’une fraction du réel à laquelle on ajoute une image virtuelle du futur. Il n’y a évidemment pas de logiciel pour aboutir à ce résultat. Au cœur de cette construction abstraite et détachée de la réalité se trouve le travail des « experts » et des grands cabinets de consultants plus ou moins spécialisés.

J’ai eu récemment l’opportunité de participer en spectateur à ce mécanisme de construction de la norme. J’ai donc assisté à quelques-unes de ces grand-messes européennes qui réunissent dans un même lieu des « experts », de grands cabinets de consultants et les professionnels du secteur, impatients de partager avec leurs collègues d’autres sociétés leurs grandes réalisations (on ne sait jamais, ça pourrait être de futurs employeurs).

Ces présentations sont des icebergs inversés, 90 % de la stratégie des sociétés qui se plient au jeu des présentations est exposée au grand jour. Que l’on se rassure, tout d’abord, on est entre gens de bonne compagnie. Ensuite, chacun des intervenants pense que les 10 % qui ne sont pas dévoilés sont les points les plus cruciaux, là où vient se nicher ce qui fera au final la différence avec la concurrence. Enfin et surtout, on sent derrière chacune de ces présentations la patte des grands cabinets de stratégies et de consultants. On assiste donc à la répétition de la même présentation, décrivant les tendances supposées du futur et les réponses stratégiques qui y sont données. Seuls, les logos et les quelques divergences dans l’exécution créent l’illusion de la différence. Comme la plupart des autres participants sont aussi clients de ces mêmes cabinets de consultants,  il est facile de remplir les blancs.

Entre ces présentations, la vérité révélée sur le futur des marchés et du monde, message que les experts se chargent de répéter dans sa version originale. Bien sûr, il existe toujours une voix un peu discordante qui vient se manifester pour présenter quelque chose de différent. On se demande si au final, cette voix n’est pas là pour donner du relief au reste des présentations, chacun va mesurer l’écart et trouver un motif pour déclarer cette vue décalée, inadaptée ou inapplicable.

L’effet de répétition conforte chacun dans la vision des choix stratégiques qui ont été opérés par sa société. C’est le message qui parviendra en retour au top management. Celui-ci se félicitera de travailler avec des consultants ou des experts aussi clairvoyants. De toute façon, comme tout le monde applique la même stratégie, on est dans la prophétie auto-réalisatrice. Le client au final sera confronté à un choix réduit entre des produits qui offrent des caractéristiques similaires, le tout dans des lieux de ventes qui sont des copies conformes les uns des autres.

Le rôle des cabinets de consultants a changé. Alors qu’ils évoluaient entre un rôle de conseil et celui de metteur en scène de décisions prises au sommet de la hiérarchie, ils créent aujourd’hui la stratégie des entreprises dans le vide qui s’est établi entre un top management dont les objectifs sont de plus en plus coupés du monde réel et une complexité qu’il faudra bien prendre en compte à un moment ou à un autre. Il y a bien sûr un hic dans tout cela. Les études réalisées ne portent pour l’essentiel que sur les clients. Les prévisions de marchés n’imaginent pas une rupture, et le rétrécissement du nombre de consommateurs constaté chaque année dans mon secteur d’activité se retrouve classé dans la catégorie « marché plus difficile » et « concurrence accrue ». Que ce marché ait rétréci de 20 % depuis le début de la crise n’a pas été anticipé par les cabinets de consultants, les stratégies qu’ils proposent ignorent superbement ce rétrécissement de la clientèle solvable. Même si personne n’a encore jeté l’éponge, les licenciés dans les usines se comptent déjà par milliers, diminuant d’autant le marché solvable.

Sans y avoir participé et toute proportion gardée, je peux très bien imaginer que des lieux de rencontres comme Davos soient de la même eau, avec évidemment un niveau de responsabilité plus élevé, et des intervenants de renommée mondiale. Une liste d’experts créant une réalité diminuée, où l’analyse dominante finit par s’imposer comme objet virtuel unique. Le champ de vision est rétréci, les masses de population qui ne parviennent plus à s’inscrire dans cette logique manque de flexibilité et sont incapables de comprendre les enjeux et les perspectives que nous nous sommes nous-mêmes fixés. On retrouve souvent dans les commentaires qui fleurissent en bas des articles de journaux la thèse du complot, explication fantasmatique de la convergence des stratégies ou des politiques menées dans tel ou tel domaine. J’évoque souvent la norme comme explication des convergences. La norme se construit très exactement dans ce type de discours martelé ad nauseam dans des cercles qui restent fermés.

Reste que le monde politique est particulièrement réceptif à ce type de représentation du monde. Qu’est-ce qu’un programme politique sinon un exercice de réalité diminuée ? La projection d’un objet virtuel, le programme politique, dans un univers dont on ne retient que la partie que l’on est capable de faire rentrer dans la grille de lecture. La complexité du monde s’efface derrière les slogans simplistes. Ce n’est pas essentiel. D’une part, les citoyens ont fini par intégrer le fait que les programmes avaient un caractère d’objets virtuels, d’autre part, le pragmatisme affiché par les partis de pouvoir pour changer de cap politique n’est jamais qu’une autre forme de refus de la complexité.

La percée des partis d’extrême-droite réside dans une approche nouvelle de cette réalité diminuée qui donne à leurs programmes l’aspect d’une nouveauté. Ce qui est au cœur de leurs stratégies, c’est le rétrécissement du champ de vision. En excluant des individus ou des pans entiers du territoire (les banlieues par exemple), on se focalise sur un univers réduit qui est en phase avec la réalité quotidienne vécue par nombre de citoyens, le programme semble donc répondre aux attentes.

Pour les partis d’extrême-droite comme pour les partis plus traditionnels, la confrontation avec un réel que l’on a voulu ignorer risque d’être terrible et violente.

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