Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Frédéric Lordon a publié hier un article intitulé « Pour un système socialisé du crédit » et certains d’entre vous piaffèrent tant d’impatience devant mon absence de commentaire immédiat qu’ils en vinrent – négligeant le décalage horaire entre l’Europe et la Californie – à interpréter mon silence comme une manifestation honteuse de lâcheté. Encore à me frotter les yeux, je crus de mon devoir de diffuser le plus rapidement possible le communiqué de presse suivant :
Je lis toujours ce qu’écrit Lordon et comme ceux que me lisent le savent, ce que nous pensons se situe dans le même quartier même si nos propositions détaillées diffèrent en général. Ceci pour dire qu’il n’est nullement nécessaire de créer une atmosphère de match de boxe pour m’encourager à lire ce qu’il écrit : je le fais de toute manière. Les « rentre lui dans le chou ! » ou au contraire « poule mouillée ! », sont tout à fait superflus.
Je viens de lire le texte de Lordon, et voici ce que j’en pense.
Nos tons sont très différents et le fait que le mien ait été qualifié par un expert de la chose écrite de « père tranquille » dissimule sans doute le fait que ma critique du système financier est plus radicale que la sienne. La raison en est au moins partiellement due à nos trajectoires différentes : j’ai une formation d’anthropologue et de sociologue, acquise sur les bancs de l’école, et une formation sur le tas d’ingénieur financier, acquise dans les banques. Cette dernière me permet deux choses : maintenir un dialogue avec les milieux de la finance en parlant leur langue, et en étant assuré du coup d’être entendu, et critiquer leurs pratiques en connaissance de cause, et tout particulièrement « là où ça fait mal ».
Je pensais tout spécialement à ce « là où ça fait mal » en lisant « Pour un système socialisé du crédit », car je me représentais d’une part la manière dont les milieux financiers accueilleront la proposition de Lordon – en deux mots, un plafonnement de la marge de profit des banques commerciales associé à une garantie de l’État activée en cas de pépin – et la manière dont ils accueillent ma proposition d’interdiction des paris sur les fluctuations de prix : urticaire et sueurs froides.
Que ma critique soit plus radicale que celle de Lordon apparaît très clairement dans la manière différente dont nous envisageons les intérêts. Bref rappel, pour ce qui touche à ma position : 1) dans le cas des prêts à la production, le montant du prêt joue le rôle d’avances et permet de créer un surplus ; les intérêts sont la part du surplus qui revient au prêteur, l’autre part du surplus va au producteur, comme profit ; dans ce cadre des prêts à la production, le versement d’intérêts apparaît entièrement justifié. 2) dans le cas des prêts à la consommation, le montant du prêt sert à acheter un objet ; or il n’existe aucune relation entre l’objet acheté et les intérêts qu’il faudra verser et l’emprunteur devra donc ponctionner son salaire ; dans ce cadre des prêts à la consommation, le versement d’intérêts est problématique et lorsque le prêt supplée à un salaire insuffisant, les intérêts sont manifestement iniques.
Résumé de ma position : pourquoi verse-t-on des intérêts ? parce que le capital ne se retrouve pas automatiquement là où il sera appelé à intervenir. Conséquence : les intérêts auront perdu toute justification le jour où le capital se retrouvera automatiquement là où il est appelé à intervenir. Corollaire : plus le capital est concentré, moins il a de chances de se trouver là où il est appelé à intervenir.
La position de Lordon sur les intérêts est très différente : il ne pense pas qu’ils se justifient en soi mais il les voit jouer un rôle dissuasif : sans eux il n’existerait aucun frein à la consommation et leur présence se justifie donc d’un point de vue que j’appellerais « pédagogique ».
On voit donc que Lordon et moi envisageons les intérêts dans des perspectives très différentes, et il existe d’ailleurs un paradoxe si l’on pense à nos formations respectives, puisque ma perspective est purement économique tandis que la sienne, invoquant « un désir explosif » vis–à–vis de la monnaie est, selon ses termes, « quasi-anthropologique ».
A quel niveau situer alors les taux pour qu’ils jouent le rôle dissuasif que Lordon veut leur voir jouer, sans pénaliser pour autant les emprunteurs de manière excessive ? Il examine les facteurs à prendre en considération, en particulier ceux qui constituent la « marge bancaire » : frais et profit du prêteur, mais sans se prononcer de manière formelle sur le niveau optimum. Si j’avais à résoudre cette question, j’aurais moi aussi bien du mal à déterminer ce seuil, mais ce ne devrait pas être le cas pour Lordon parce que, contrairement à moi, il pense que, en sus des sommes que les banques commerciales empruntent, elles en créent aussi ex nihilo. Pour moi qui suis convaincu que les banques empruntent tous les fonds qu’elles prêtent (soit comme dépôts de clients, soit comme emprunts), le taux d’intérêt qu’elles réclament est constitué de l’addition de l’« index » (disons 4%) – le coût de leur dette – et de la « marge bancaire » (disons 2%). Pour Lordon qui considère que certains des fonds prêtés par les banques sont empruntés par elles mais que les autres sont créés ex nihilo, le taux devrait être pour les premiers comme chez moi, « index » + « marge bancaire » (4% + 2% = 6%), et pour les seconds – si je peux lui faire une recommandation – « marge bancaire » seule (2%), puisqu’il n’existe pour ceux-ci aucun « coût de la dette » et cette approche présenterait l’avantage d’être non seulement logique, mais également juste. De plus, si les fonds créés ex nihilo par les banques commerciales étaient mobilisés de manière préférentielle pour les prêts qu’elles accordent à la consommation, une réponse excellente aurait été apportée à ce qui demeure pour moi une question épineuse: le taux d’intérêt qu’il conviendrait d’exiger dans le cas du crédit à la consommation.
Pourquoi mon approche « économique » des intérêts est-elle plus radicale que celle « quasi-anthropologique » de Lordon ? En raison de son corollaire et de sa conséquence, tous deux mentionnés précédemment.
Son corollaire : plus le capital est concentré, moins il a de chances de se trouver là où il sera appelé à intervenir. Autrement dit, plus le rapport de force est favorable aux prêteurs et plus le taux d’intérêt est élevé ; une meilleure distribution du capital signifie au contraire des taux moins élevés – ce qui est une bonne chose.
Sa conséquence : les intérêts auront perdu toute justification le jour où le capital se retrouvera automatiquement là où il est appelé à intervenir – ce qui serait également une bonne chose.
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
55 réponses à “À propos de « Pour un système socialisé du crédit » par Frédéric Lordon”