Gesell (IV)

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Je continue à réfléchir sur cette question de la concentration des richesses et je suis d’accord avec les partisans de la monnaie fondante qu’elle constitue une manière légitime de s’y attaquer mais je continue de penser qu’elle constitue sans doute un moyen trop détourné de résoudre le problème qui se pose. Je prends acte de la réponse qu’Helmut Creutz apporte à l’une de mes objections. Je la reproduis ici :

Paul Jorion partage l’opinion souvent entendue que l’on doit dépenser la monnaie fondante plus vite. Ce n’est ni souhaitable ni nécessaire. Il s’agit plutôt de déposer plus régulièrement l’argent excédentaire à la banque pour qu’il soit disponible comme crédit utilisable par des tiers. Cette offre croissante et régulière d’argent sur les marchés du crédit permet aux intérêts de tendre vers zéro sur des marchés désormais saturés. Et du fait que ces intérêts baissent, la capacité explosive de la constitution excessive d’actifs financiers est contenue, tout comme la redistribution des revenus les accompagnant, qui nous entraînent aujourd’hui dans un processus de croissance permanente.

C’est vrai que la monnaie fondante ne doit pas nécessairement être dépensée puisqu’elle peut être déposée sur un compte où l’on peut toujours la retrouver telle quelle. Encore qu’il me semble avoir lu quelque part que l’argent déposé sur un compte courant devrait fondre lui aussi.

La manière dont la monnaie fondante tente d’éliminer le poids excessif et injuste des intérêts, c’est en s’en prenant au goulot d’étranglement de la thésaurisation, qui perturbe la circulation harmonieuse de l’argent dans l’échange. La fonction de réserve de valeur de l’argent prend alors le dessus sur celle de moyen d’échange, disent les partisans de la monnaie fondante.

Réfléchissons alors à ces deux fonctions et à ce qui peut faire que la fonction de réserve de valeur prenne le dessus. Aristote distingue le monde en acte et le monde en puissance. Le monde en acte est le monde sensible de notre expérience quotidienne, tandis que le monde en puissance fait office chez lui d’une « Réalité-objective », qui se cache derrière ce monde sensible comme l’univers de toutes ses possibles, ses formes sont aussi nombreuses que celles pouvant se concrétiser en un exemplaire singulier et dont une seule à la fois se réalise dans le monde un acte. Le chat a de multiples pelages dans le monde de l’en-puissance, aussi nombreux que ceux susceptibles de se rencontrer un jour dans le monde en acte de notre vie quotidienne.

Cette distinction entre l’en acte et l’en puissance s’applique en fait très bien aux deux fonctions de l’argent, d’être un moyen d’échange et une réserve de valeur. Dans l’échange économique, l’argent est en acte : il y est utilisé dans la fonction pour laquelle il a été inventé, il y joue un rôle dynamique et est en mouvement constant, s’échangeant à chaque fois qu’il circule, soit comme rémunération de l’achat ou de l’emprunt d’un bien, soit comme rémunération d’un service. Au contraire lorsqu’il est thésaurisé, l’argent n’est qu’en puissance : il est alors statique, au repos, en attente d’être échangé un jour contre un bien ou un service qui sera sans aucun doute précis à ce moment-là mais qui, n’ayant pas encore été précisé, s’identifie toujours, en attendant, à l’ensemble de tous les choix possibles.

La forme la plus directe de la relation de l’homme à l’argent est comme moyen lui permettant d’assurer sa subsistance et il existe de ce point de vue une différence essentielle entre celui qui peut s’offrir le luxe de laisser l’argent dormir au fond de sa poche ou dans son portefeuille et celui qui en a toujours un usage immédiat. S’il a du mal à assurer sa subsistance, s’il n’a pas assez d’argent, autrement dit s’il est pauvre, cette relation prime et élimine toutes les autres : tous les autres rapports à l’argent constituent pour lui un horizon inaccessible. Pour l’homme ou la femme pauvre, l’argent n’intervient donc que dans sa fonction originelle de moyen de l’échange économique et celui que l’on reçoit n’est jamais conservé longtemps ; il n’a certainement pas l’occasion d’être thésaurisé, c’est-à-dire être envisagé dans sa fonction de réserve de valeur. C’est par conséquent sa distribution inégale entre ceux qui en ont trop et ceux qui n’en ont pas assez qui fait qu’apparaît à l’argent sa fonction seconde : celle d’être une réserve de valeur. S’il était distribué également et n’existait que dans la quantité exactement nécessaire, seule sa fonction de moyen d’échange aurait l’occasion de se manifester. C’est là que prend sa source pour moi le sentiment que la monnaie fondante est un moyen trop détourné de résoudre le problème qui se pose.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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