La dimensionnalité de la monnaie (La dimension créancière)

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

J’ai présenté en mai deux billets, qui s’appelaient respectivement La dimensionnalité de la monnaie (Introduction) et La dimensionnalité de la monnaie (Reconnaissance de dette et monnaie). Quand l’un d’entre vous m’a demandé récemment où était la conclusion, j’ai répondu qu’elle était malheureusement trop longue pour être présentée ici. Ceci dit, j’aimerais bien connaître vos réactions à mes tentatives exploratoires et c’est pourquoi je reviens sur ma décision et je vous en présente ici, un sommaire.

Il existe en mathématiques, une mesure que l’on appelle la « dimension de Hausdorff ». Sa définition formelle est celle-ci : « La dimension de Hausdorff est un nombre réel positif, éventuellement l’infini, associé à tout espace métrique, c’est-à-dire un ensemble au sein duquel une notion de distance entre les éléments de l’ensemble est définie ».

Ignorons cette définition formelle pour retenir qu’au cœur de la conception qui sous-tend cette mesure, se trouve la notion de distance. Je me contenterai de présenter cette notion de manière très intuitive, sans me préoccuper de rigueur mathématique.

Disons que je détermine sur une feuille de papier, deux points A et B. La distance la plus courte entre ces deux points est, la chose est bien connue, la droite (Figure 1).

Quelle serait la distance la plus longue que l’on puisse imaginer entre ces deux points A et B ? La réponse là aussi est simple : il me suffit de les joindre en faisant un détour par l’infini. Disons que, partant de A je parte vers l’infini vers le haut de la feuille et qu’une fois parvenu là (!), je revienne en direction de B. La distance entre A et B est alors de deux fois l’infini (Figure 2).

Bien entendu, deux fois l’infini, c’est toujours l’infini, mais Georg Cantor en introduisant les nombres « transfinis » à la fin du XIXe siècle, nous a familiarisés avec l’idée d’additionner, voire de multiplier, des infinis.

J’ai donc déterminé d’abord la distance la plus courte entre A et B : la droite, et ensuite la distance la plus longue possible entre ces deux points : deux infinis, l’un à l’aller et l’autre au retour (ou un grand !).

Essayons d’imaginer maintenant un procédé qui nous permettra, partant de la distance la plus courte possible entre A et B – la droite qui les joint – de l’augmenter progressivement.

Voici un moyen possible : je divise la droite entre A et B en trois segments et je construis sur la base du tiers central, un triangle équilatéral. Je désigne par C, D, E, les trois nouveaux points d’inflexion sur la ligne brisée qui joint désormais A à B, et je remplace la droite entre C et E par la droite brisée CDE (Figure 3).

Quelle est maintenant la distance entre A et B ? Définissons la distance la plus courte entre eux comme représentant l’unité. La droite brisée CDE, construite comme une « excroissance » sur la droite originale AB est constituée de deux côtés d’un triangle équilatéral. Ceci implique que CD et DE sont tous deux égaux à CE. Or CE est par construction égal à un tiers de la distance AB – c’est le principe qui l’a guidée. La distance parcourue sur la ligne brisée représente donc maintenant quatre tiers de la droite qui joignait originellement A et B. Or nous avions défini celle-ci comme représentant l’unité. Le nouvel AB a donc pour mesure 4/3, soit 1,3333… fois l’unité. La distance entre A et B est donc maintenant de 1,3333…

Répétons maintenant l’opération : construisons un triangle équilatéral sur chacun des nouveaux segments AC, CD, DE et EB (Figure 4).

Qu’est devenue la distance entre A et B ? AC représente maintenant quatre tiers de l’ancien AC qui était lui-même un tiers de 1, de même pour le nouveau CE, le nouveau DE et le nouveau EB. On a donc maintenant entre A et B, quatre fois 1,3333… fois un tiers de 1, autrement dit : 4 x (1,3333… x 0.3333), c’est-à-dire : 1,7777… (ou 16 / 9).

Nous avons donc, à l’aide de nos constructions successives, augmenté la distance entre A et B. En répétant la même opération, nous multiplierons à chaque fois la distance déjà obtenue par 1,3333… La distance entre A et B à partir d’une ligne brisée construite de cette manière continuera donc d’augmenter inexorablement (par un facteur de 4 en numérateur et par un facteur de 3 en dénominateur) si l’unité reste définie comme la distance que représente la droite que l’on peut tracer entre A et B.

Le concept de « dimension de Hausdorff » est apparenté à la mesure que je viens de définir. Différence essentielle, la dimension de Hausdorff d’une ligne, aussi compliquée soit-elle, ne dépassera jamais 2 qui est la mesure correspondant au « remplissage » total d’une surface, alors que le concept de distance que je viens d’introduire permettrait lui d’atteindre une dimension infinie puisque chaque nouvelle « complexification » conduit à une multiplication par un facteur de 1,3333… La raison exacte pour laquelle ces deux dimensions diffèrent n’a pas d’importance, ce que j’entendais faire, c’était offrir une compréhension intuitive de la notion de « dimensionnalité ».

Dans le cas de l’apologue de la Dame de Condé, nous comprenons intuitivement qu’il existe une différence significative entre une situation où aucun des habitants du village n’a contracté de dette envers aucun autre, et une autre où un réseau complexe de reconnaissances de dette les relie entre eux. La « complexité » de la structure de crédit entre les habitants du village exprime aussi la fragilité de la communauté sur le plan financier car le défaut de l’un dans le remboursement de sa dette risque de précipiter le défaut d’un autre, déclenchant ainsi une réaction en chaîne.

Définissons maintenant les éléments dont nous aurons besoin pour mesurer la « dimensionnalité » du crédit au sein d’une communauté. La somme de monnaie fiduciaire – l’argent disponible – sera l’étalon, la valeur dont on part : l’équivalent sur le plan monétaire de la « distance la plus courte » dans l’illustration que j’avais proposée. La somme des reconnaissances de dettes au sein de la communauté mesurera elle la « distance de la dette ».

La complexité minimale sera celle d’une situation où nul ne doit d’argent à quiconque, et la complexité maximale correspondra à celle où chacun doit tout l’argent qu’il a à d’autres villageois.

Nous allons additionner la monnaie fiduciaire disponible aux reconnaissances de dette mais pas dans une optique où il s’agirait de deux manifestations de la même chose, autrement dit que les deux constitueraient « de la monnaie » sous une forme ou une autre, non : nous les additionnons dans une perspective où il s’agit de choses bien différentes et où l’une, l’argent, la monnaie fiduciaire, est un moyen neutre de faciliter les échanges (dans ce contexte en tout cas !), alors que la dette, constituant elle un facteur de risque, est essentiellement dangereuse. Pour obtenir une jauge du degré de péril et donc de la fragilité d’un environnement financier, nous allons donc créer un indice sur le même principe que la dimension de Hausdorff : nous allons comparer la valeur de la dette à celle de l’argent disponible. Pour obtenir une mesure qui, comme dans le cas de la dimension de Hausdorff, peut prendre des valeurs qui varient entre 1 et 2, il nous suffit de diviser la somme de la dette d et de l’argent disponible a par l’argent disponible. Dimension créancière : (d + a) / a.

Soit x la somme de l’argent disponible. Si personne n’a de dette envers personne, la dimension créancière est de

(0 + x) / x = x / x = 1

Si au contraire tout le monde doit tout l’argent qu’il a (à une ou à plusieurs personnes), la dette vaudra x, tout comme l’argent disponible, et la dimension créancière sera de

(x + x) / x = 2x / x = 2

Dans le cas de l’apologue de la Dame de Condé qui nous a servi de point de départ, la somme des dettes dues par l’ensemble des commerçants connectés entre eux par un réseau de reconnaissances de dette, préalablement à la visite de la Dame, est de 600 €. La dette sera tombée à zéro après son départ. La valeur de la dimension créancière à Condé après le départ de la Dame est de 1 puisqu’on a :

(0 + x) / x = x / x = 1

et ceci quelle que soit la valeur de x, l’argent disponible dans le village. Mais la valeur de la dimension créancière à Condé avant la venue de la Dame ne peut pas elle être déterminée a priori puisqu’elle dépend aussi de la valeur de x : elle dépend de ce que ces 600 € représentent par rapport à l’argent disponible à Condé. Il pourra s’agir en effet, selon les cas, d’une somme considérable par rapport à l’argent détenu par les habitants du village ou ne représentera au contraire qu’une somme minime pour eux. Prenons deux exemples : dans le premier, la fortune totale de la communauté est de 1.200 €. Dans ce cas, la dimension créancière est de

(600 € + 1.200 €) / 1.200 € = 1.800 € / 1.200 € = 1.5

Dans le second exemple, la fortune totale est de 5.400 €. Dans ce cas, la dimension créancière est de

(600 € + 5.400 €) / 5.400 € = 6.000 € / 5.400 € = 1.111…

Quel est la portée de la mesure qu’introduit une dimension créancière, comparable à la dimension de Hausdorff ? Raffinée, elle offrirait un outil de rechange à ce que tentent maladroitement de mesurer les différentes définitions de la masse monétaire M1, M2, M3 qui reflètent de manière très indirecte le double emploi, le triple emploi, etc. qu’opèrent les reconnaissances de dette par rapport à l’argent.

On l’a vu, il y a, implicite aux définitions de ces masses monétaires M1, M2, M3, une représentation supposant que les reconnaissances de dette constituent « de la monnaie », et ceci du fait qu’une fois endossées, elles sont effectivement des marchandises et ont une valeur à ce titre, ce qui les rend partiellement substituables à de l’argent. Cette assimilation des reconnaissances de dette à de l’argent, je l’ai, comme on l’a vu, rejetée, parce qu’elle suppose pour être valide, un contexte économique idéal. Dans un cas de crise du système économique, comme celle que nous traversons en ce moment, la valeur de ces reconnaissances de dette s’écarte de manière dramatique de leur valeur nominale, pouvant même tomber à zéro.

Il serait faux cependant d’ignorer les reconnaissances de dette dans une évaluation globale de la situation financière : il faut les évaluer, comme je l’ai montré précédemment, de manière conditionnelle : en les affectant d’un coefficient mesurant la disposition effective de ces sommes à être recouvrées. Mais il faut aussi, et en réalité surtout, mesurer leur impact du fait de leur capacité – au contraire de l’argent, c’est-à-dire des pièces au fond de nos poches et des billets dans nos portefeuilles – d’engendrer de l’intérêt, c’est-à-dire d’exiger en paiement des sommes qui devront être trouvées ailleurs. Et c’est ici qu’intervient, de manière cruciale, la distinction sur laquelle je me suis appesanti entre prêts à la production qui, servant d’avances et générant de nouvelles richesses, prennent soin des intérêts qui devront être versés à celui qui a avancé le capital, et prêts à la consommation, qui doivent eux puiser les sommes nécessaires au versement des intérêts dans une richesse créée dans un contexte tout différent : comme salaires essentiellement.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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