Billet invité.
Alain Caillé définit la forme d’organisation sociale dans laquelle nous sommes de plain-pied comme un parcellitarisme, c’est-à-dire :
…le mouvement permanent qui tend à décomposer toute chose, tout sujet collectif, institutions ou organisations, tout individu, tout savoir, tout pouvoir, tout territoire ou tout espace de temps, etc., en parcelles, en postulant que cette désagrégation est bonne par elle-même et sans se soucier a priori de la liaison souhaitable entre les parcelles ainsi libérées.
Voyons du côté des interstices que produit nécessairement toute fragmentation
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Relativement à l’enjeu de démocratie, nous appréhendons usuellement la politique par les formes d’organisation sociale que nous caractérisons comme « démocratique », « totalitaire » et « réactionnaire » ; A. Caillé y adjoint le type « parcellitaire ». De plus, il unifie cette typologie en analysant leur ensemble sous l’angle de deux antagonismes fondateurs de l’ordre social. Le premier axe de tension oppose l’unité de la communauté et son pluralisme, le second confronte la nécessité d’organiser le « pouvoir d’agir » de la communauté en tant que créateur de son propre milieu, sans que l’illimitation de ce pouvoir n’en vienne à détruire le milieu qui conditionne son développement. Ainsi, pour le « parcellitarisme », les curseurs sont aux extrêmes : tandis que l’illimitation du pouvoir de création du marché ravage la planète, l’unité réalisée par l’universalité du marché détruit tout pluralisme ; chacun étant réduit à la forme identique d’agent économique abstrait. En ces temps difficiles, nous avons sans doute intérêt à explorer la dynamique du modèle proposé par Caillé en l’appliquant à l’interprétation des faits que la Grande Crise rend désormais plus visibles. Un premier bénéfice serait de nous faire penser judicieusement l’équilibrage des curseurs. Par exemple : une forme de consolidation réactionnaire avalisant la primauté hiérarchique des méga firmes dans l’ordre social, rééquilibrerait les propriétés en s’emparant de la maison du voisin mais pour ensuite regarder pousser le gazon après avoir négocié l’approvisionnement du quartier en fioul avec une filiale de sociétés « offshore ». Le deuxième motif d’intérêt serait de nous aider à comprendre de quoi nous procédons ; quand bien même, il nous serait désagréable de constater, mutatis mutandis, que nous participons tous avec ferveur à un Congrès de Nuremberg qui durerait depuis trente ans… en attendant la suite.
Participer en toute inconscience à un totalitarisme inversé n’augure rien de bon quand un second retournement se prépare, comprendre la mise en place du « parcellitarisme » est toutefois simple. Les fascismes, nazismes et communismes dominaient, jusqu’à l’extermination physique de toute altérité, en affirmant frontalement détenir la seule vérité possible au-delà de laquelle il n’y a aucun extérieur. À l’inverse, le pouvoir « parcellitaire » adopte pour stratégie de laisser vivre chacun selon sa vérité, selon son choix. Le totalitarisme veut le pouvoir sans aucun écart à lui-même, tandis que le « parcellitarisme » ne prend pas le pouvoir : il le contrôle « offshore ». Au fractionnement en cellules correspond la création d’autant d’interstices, il est aujourd’hui aisé de voir que ce fut le moteur de toute l’opération. En effet, en deçà des idéologies qui en justifient les différentes formes, les totalitarismes naissent de la part obscure de la société civile lorsqu’une bande de gangsters prend le pouvoir et pille au nom de l’État. Aujourd’hui, une clique de malfrats, les neurones en position de pilote automatique, est partout suffisamment installée pour nous dépouiller sans état d’âme. La part obscure de la société civile, que nous portons tous à des degrés divers, a agi à partir des failles de l’État. Ainsi, comme le soulignait le Président Obama, dans une de ses récentes causeries du lundi, « l’argent » a transformé le personnel politique en pourvoyeur de facilités juridiques, constituant autant d’interstices « légaux » à partir lesquels ceux qui en profitent (et nous sommes nombreux) prolifèrent. Plus profondément encore, la Grande Crise met en en évidence la succession de création d’espace illégaux, pendant trente ans, comme seule possibilité laissée au système de corriger pour un temps les déséquilibres engendrés par les interstices juridiques illégaux précédemment créés (Jean de Maillard). Le détournement de la démocratie par le « parcellitarisme » adoptait la stratégie du « pour vivre heureux vivons cachés », cette phase se termine et si, le parcellitarisme ne pouvait avoir de pensée stratégique, il est à craindre que les plus grosses blattes ne soient contraintes d’improviser l’organisation d’une mutation, il est peu probable cependant que nous y voyons clair, le « parcellitarisme » dissolvait en nous tous, toute forme de raison capable de percer le jeu de le jeu de ceux qui en profitent à plein, et Caillé de conclure :
C’est bien sûr dans la sphère économique que ce mouvement est le plus palpable,… Ce même mouvement s’observe, de proche en proche, dans tous les domaines de l’existence sociale. Dans le champ du savoir, toute connaissance est réduite en formules élémentaires, instrumentales, en principe mathématisables. … Sur un plan plus général, le seul savoir admis est celui de l’expertise spécialisée aux dépens de tout savoir généraliste. Un savoir de l’instant et du lieu particulier, évidemment incapable de prévoir les effets des interdépendances et les résultantes puisqu’il ne s’en préoccupe pas et pose que ce n’est pas de son ressort.
Le politique, moment synthétique par excellence, devient lui aussi gestion formelle, procédurale, de liaisons entre des collectifs de plus en plus parcellisés. Il fonctionne à la négation du pouvoir et se dissout dans la rentabilisation et l’expertise in(dé)finie. …129
Caillé souligne que l’idéologie « parcellitaire » nous a tous pénétrés jusqu’à nous transformer en autant particules élémentaires porteuse de sa dissémination :
… Du coup, on est très loin de l’individu de l’individualisme bourgeois qui visait à sa propre cohérence. La seule cohérence exigible désormais est celle de l’« employabilité », i.e. de la capacité à être (ré)inséré le plus vite possible dans d’autres combinatoires contingentes. Les collectifs qui subsistent sont eux-mêmes des collectifs en principe recréés par des parcelles libérées, libérables. C’est ici que l’on voit que le parcellitarisme est aussi et immédiatement un globalitarisme. S’il décompose tous les collectifs humains hérités en particules élémentaires, c’est pour être mieux à même de recomposer d’autres collectifs n’importe où dans le monde, n’importe quand, sous n’importe quelle forme.
Nous n’en « sortirons pas » plus aisément que n’y est parvenu l’Homo Sovieticus de Zinoviev, chacun de nous porte la peste. Nous ne sommes pas plus indemnes de la séduction du « parcellitarisme » que toute l’Europe ne le fut en son temps du « nazisme », sommes-nous réellement plus vifs que du temps de la France passivement rassurée par Pétain. Voici plus de dix ans, Marcel Paquet dénonçait et nous n’avons pas voulu entendre, qu’au cœur de l’Europe s’était installé depuis trente ans un « fascisme d’un genre totalement nouveau » et pratiquement invisible – le Fascisme blanc, Mésaventure de la Belgique – et dont la seule idée de possibilité l’idée pourtant nous choque encore. Pour qui en garderait le souvenir, en Belgique (un pays remarquablement fragmenté en autant de Communautés de Régions, Provinces , … piliers ), l’incroyable accumulation d’affaires « de détournement d’argent public laisse pantois (avec comme symptôme les fiascos policiers, Brabant wallon, Cools, Dutroux. La triste impuissance actuelle du président du PS à accomplir son vœu de débarrasser le parti « des parvenus » fait moins rire que les clowns sortant pourtant vainqueurs des urnes. Le citoyen sait bien qu’une partie de la police et de la justice travaille avec les malfrats, et lui-même, quelque soit le niveau de la niche qu’il occupe sait de longue expérience utiliser à son profit la part obscure de la société civile. Un cycle se termine, comme dit Godard, « aujourd’hui, les salauds sont sincères ».
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(1) Alain Caillé, Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme, 2005
(2) Marcel Paquet, Le fascisme blanc, Editions de la différence, 1998
124 réponses à “Le « parcellitarisme » peut-il servir d’anti-modèle pour un recentrement démocratique ?, par Jean-Luce Morlie”