Billet invité
À cette question, de nombreux messages ici en font le constat, je vous propose la réponse suivante qui peut paraître bien provocante, j’en conviens :
Parce qu’il devient très difficile d’être heureux lorsqu’on est riche !
J’ajoute d’ailleurs qu’il semble beaucoup plus facile de l’être lorsqu’on estime que l’on va le devenir… Il peut sembler décourageant, voir exaspérant à certains, de se préoccuper encore des riches, mais l’influence de chacun sur notre avenir commun dépend malheureusement assez fortement de nos pouvoirs respectifs (les groupes se constituant et s’identifiant souvent en fonction de leurs capitaux respectifs). Alors pardonnez-moi d’offenser probablement certains d’entre vous, croyez au moins qu’il s’agit d’éclaircir un paradoxe que nous sommes condamnés à dépasser un jour (le bourgeois et le citoyen étant en chacun d’entre nous ?).
On pourrait évoquer une modélisation sociologique, les riches étant les plus ghettoïsés, leur capital permettant, en outre, un grand conservatisme et une herméticité au questionnement de leur statut. Mais arriverions-nous jusqu’au bonheur ? Je n’en sais rien…
Alors par quel biais une telle affirmation peut-elle trouver sa légitimité ? N’étant alors pas né, je ne peux vous fournir d’anecdotes personnelles sur les années 60 comme Paul Jorion, mais je peux tout de même vous parler d’un mouvement en sciences humaines, en psychologie plus exactement, qui a pris son essor aux Etats-Unis à cette période. L’enjeu était avant tout de redéfinir un cadre pouvant relier nos émotions, nos pensées et nos comportements et de comprendre les interactions permanentes qui se produisent. Cette approche a acquis une place plus importante aujourd’hui à travers la notion de « schéma » (un des précurseurs était un Français nommé Pierre Janet).
Mais revenons à des idées très simples, celles des années 60, qui nous suffiront ici. Parmi les émotions de base, il y a la joie et la tristesse. Ces deux émotions ne sont pas opposées mais les pensées associées le sont : le gain et la perte. La joie étant provoquée par le fait d’estimer avoir effectué un gain et la tristesse, vous l’aviez deviné, par celle d’estimer perdre quelque chose. Cette estimation est bien sûr complètement relative à l’individu, chacun ayant ses propres notions de gains et de pertes et celles-ci pouvant évoluer. Nous pouvons par exemple être très heureux de donner quelque chose, donc de perdre cette chose, car on obtient ainsi une plus grande estime de soi ou alors on obtient le plaisir ou la reconnaissance du bénéficiaire. Nous pouvons aussi être très tristes d’avoir obtenu quelque chose que nous convoitions depuis longtemps car ceci sous-entend une perte, par exemple le fait même que cette quête soit terminée.
Cela peut se compliquer encore, comme déjà évoqué implicitement : comme nous sommes dotés d’empathie, nous pouvons nous mettre à la place des autres et éprouver, par exemple, une tristesse plus importante qu’une personne faisant face à une lourde perte. Même si la liaison entre ces deux émotions et ces deux concepts prend de nombreuses formes, cette liaison semble très solide. Partons maintenant du postulat qu’il vaut mieux ne pas être triste pour être heureux (ce qui est discutable… ) ! Le riche, s’il souhaite une certaine lucidité sur sa situation, est constamment confronté à la perte et peut très rarement réaliser un gain. D’où la formation de comportements contraires au bien commun. Je m’explique…
D’abord, sa richesse ne lui permet plus la jouissance de l’obtention d’un bien matériel. Avoir un deuxième yacht ne représente qu’un gain très restreint si l’on n’en a pas l’usage et peut signifier plutôt une perte d’argent. Le fait même d’avoir l’argent correspondant au bien peut suffire à s’en estimer détenteur. Mieux, l’argent représente un bien plus intéressant puisqu’il correspond à plusieurs biens matériels, un gain matériel correspond alors à plus d’argent. Bref, les biens matériels ne sont plus vecteurs de gain.
Devant cette situation, certains d’entre eux vont tout de même mettre en place une stratégie d’assujettissement à ce type de gain matériel et vont se perdre dans l’obtention de produits matériels de plus en plus inaccessibles. Ceux-là n’ont plus le souhait de la lucidité de leur situation…
En revanche, si le riche souhaite simplement conserver sa richesse, ce qui peut s’avérer complexe, alors il n’obtient aucun gain ! Il n’est confronté qu’à la possibilité d’une nouvelle perte, il peut tout de même estimer comme gain de n’avoir pas eu de perte (une stratégie d’évitement de la tristesse engendrée par la perte matérielle) ! Réjouissant…
Reste la possibilité d’obtenir quelque chose qui n’est ni matériel, ni monétaire, quelque chose de plus délicat qu’on pourrait appeler l’augmentation de l’estime de soi ou de l’amour propre. Un truc pour tout le monde, engendré par notre regard sur nous-même en interaction avec celui des autres. Paul Jorion nous parlait de la notion d’honneur au Moyen Âge lors de son passage au Canada, cela en fait partie me semble-t-il. Mais là, les riches ont un désavantage énorme, s’ils souhaitent toujours être lucides sur leur propre situation…
À partir d’un certain degré de richesse, il devient déraisonnable de penser que celle-ci a été créée par sa propre activité, elle ne peut malheureusement correspondre qu’au travail d’autres personnes (je ne vous apprends rien, j’espère !). Même si vous avez une idée géniale, celle-ci ne représente qu’une part restreinte de l’activité nécessaire à la richesse associée. Accepter une telle réalité est en soi déjà une prouesse car elle engendre une perte de la légitimité que l’on supposait dans le regard des autres (cette notion de légitimité peut prendre des contours très étonnants. Par exemple, on peut estimer « les autres » comme incapables d’évaluer la valeur de notre action et interpréter leur « soumission » comme une légitimation). Le riche, sans avoir commencé quelque nouvelle activité que ce soit, est finalement confronté à une perte de l’estime de soi qui incombe à son propre statut.
Alors quelles stratégies reste-t-il ?
Une stratégie compensatoire consiste à effectuer des donations, des bonnes œuvres ou des initiatives économiques réelles. Ceci ne doit en rien constituer une perte matérielle réelle puisque, sinon, ce serait aussi synonyme de perte de la stratégie mise en place… Cela permet de satisfaire son estime au présent mais ne peut effacer le futur qui perdure et la perte qui s’annonce encore.
Deux stratégies d’évitement apparaissent aussi assez clairement. Pour ne pas se lever le matin en pensant que l’on va dépenser pendant cette journée ce que d’autres obtiendront peut-être durant une année, il devient nécessaire que cette pensée n’ait pas l’occasion de s’expliciter sur une durée très longue. Un moyen mis en œuvre est de n’accorder son intérêt qu’à un monde très restreint qui promeut en permanence des valeurs, parfois très belles, mais cachant de façon permanente la cruauté de cette situation. On se perd alors dans des codifications, des protocoles si complexes qu’ils permettent d’y passer tout son temps ou d’exclure des discours plus problématiques.
La stratégie la plus problématique reste à venir et est peut-être le point crucial auquel nous sommes confrontés. Il s’agit d’éviter que son amour propre ne dépende de l’estime des « autres ». Il est ainsi possible de diminuer considérablement la perte engendrée par cette situation de richesse qu’on ne peut légitimer par le regard d’autrui. Mais cette stratégie suppose une perte importante d’empathie. Ne plus pouvoir se mettre à la place des autres est dramatique quant à nos capacités de définir une notion de bien commun.
Ce texte n’est pas une théorie ! La perte et sa tristesse associée semblent au cœur de la problématique de la richesse. On pourrait aussi parler de l’anxiété produite par la possibilité de la perte. Beaucoup d’émotions considérées comme « négatives » sont peut-être produites par la richesse… Si les riches ne semblent pas malheureux, alors quelle stratégie ont-ils mise en place ? Tout ce texte n’a pour but que de poser des questions : l’état de richesse nous pose problème de façon très concrète aujourd’hui, il faudra bien un jour en comprendre les conséquences.
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