Billet invité.
On voit se développer un discours manifestant un système de pensée selon lequel la « sortie de crise » imposerait des sacrifices à tous et conduirait, au nom d’un civisme bien compris, à remettre en question l’Etat Providence et sa mise en œuvre dans le « modèle social européen ». Cela est relativement nouveau et frise la plus grande indécence ! Notons tout d’abord que les propositions du Premier Ministre de la Grande Bretagne et de son ministre George Osborne, présentés volontiers comme des pionniers d’un nouvel ordre, vont dans ce sens. On en trouve aussi de nombreuses manifestations dans les programmes de pays comme la République Tchèque et la Slovaquie et, bien entendu, dans les préceptes du FMI et de la Commission Européenne.
C’est oublier ou refuser de reconnaître que l’Etat Providence a été construit après la Seconde guerre Mondiale pour humaniser le capitalisme et prévenir les dérives qui, auparavant, l’avaient rendu socialement intolérable. Le remettre en question aujourd’hui, non seulement, relève d’une grave imposture, mais n’est même pas fondé économiquement. Une scandaleuse imposture, car c’est occulter 1) que les déficits publics que ces propositions visent à combler sont le fruit de la lutte menée par les Etats pour empêcher la paralysie économique dont la crise financière menaçait l’Occident et de la récession elle-même, beaucoup plus que d’un laxisme coupable 2) qu’il y a des moyens plus efficaces et équitables que la remise en question de l’Etat Providence pour les résorber.
On en arrive à cette situation ahurissante où les « bons apôtres » prêchent la « rigueur » partagée par tous, alors que celle-ci pénalise surtout les plus pauvres et les classes moyennes. En outre, en ne pouvant conduire qu’à une réduction de la demande adressée à l’économie, elle a toutes chances d’en entraver la relance et de plonger les pays considérés dans un rebond de la crise symbolisé par le « double dip ».
Il y a donc là une grande hypocrisie qui vise surtout à proroger la mondialisation telle qu’elle s’est opérée, c’est-à-dire un mode de fonctionnement qui favorise l’accumulation par les plus riches aux dépens de la justice sociale et des plus pauvres. Qui aurait pu imaginer, il y a quelques années, que l’on oserait ainsi remettre en question les avancées mises en place à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale pour remédier aux dérives issues de la mondialisation du premier tiers du XXème siècle, manifestées lors de la crise des années 30 et dont on sait les conséquences funestes pour l’Europe ! Malheureusement, la leçon ne semble pas avoir été retenue et les dérives auxquelles nous assistons aujourd’hui ne sont pas moindres que les précédentes.
Il y a d’autres moyens pour rééquilibrer les finances publiques plus sains et équitables que la remise en cause de l’Etat Providence et de son corolaire, le modèle social européen, que certains éditorialistes ont l’impertinence coupable de préconiser. Il s’agit, notamment et parmi d’autres mesures, de réhabiliter l’impôt, condition de la redistribution qui en est la base, et de revenir sur la croyance erronée selon laquelle « celui-ci tuerait la croissance ». Rappelons que, au nom de ce « précepte », de nombreux pays d’Europe centrale et orientale ont aboli, en instaurant la « flat tax », la progressivité de l’impôt sur le revenu et en ont abaissé le taux, ainsi que celui de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, à des niveaux indécents par leur faiblesse pouvant descendre jusqu’à 10% ! Il n’est pas alors étonnant que ces pays se plaignent de l’insuffisance de ressources pour mener leurs réformes et se croient obligés de couper dans les dépenses avec toutes les conséquences néfastes qui en résultent. Reconnaissons que, à côté de cela, l’Ouest de l’Europe, les pays nordiques en tête, mais aussi, notamment, la France et l’Allemagne, ont eu le mérite de ne pas succomber à cette tentation ! Il y a, par une utilisation intelligente de la fiscalité et par une politique de redistribution appropriée, des moyens de concilier le retour à l’équilibre des finances publiques et le financement des dépenses à caractère social, avec le maintien d’un soutien à l’activité économique.
Alors, reprenons raison et attelons-nous à définir des remèdes à la crise plus censés, efficaces et équitables, même si cela oblige à remettre en question le fonctionnement de la mondialisation, trop souvent présentée comme contrainte intangible et prétexte commode au laisser faire. Ces remèdes ne sont pas inconnus, mais ils nécessitent un grand courage politique qu’il s’agisse, au-delà de la réhabilitation de l’impôt et des politiques de redistribution, de combattre la dictature des marchés financiers (renvoyés à leurs fonctions normales de financement des entreprises), de limiter les exigences asphyxiantes de rémunération du capital, ou encore de réorganiser les systèmes des échanges et des monnaies.
Mais surtout, ils demandent de notre part un sursaut fondé sur une prise de conscience de la force de l’Europe si nous agissons tous ensemble. Au lieu de nous laisser enfermer frileusement dans une logique perverse de boutiquiers nous conduisant à rechercher l’équilibre des comptes en diminuant toujours davantage les dépenses, essayons de concevoir un « new deal » européen.
N’oublions pas que les Etats Unis ne sont sortis de la première grande crise mondiale des années 30 que grâce à une relance de ce type, certes renforcée par les programmes de dépenses nécessitées par la Seconde Guerre Mondiale, puis le Plan Marshall d’aide à l’Europe.
En mettant en commun ses ressources humaines et technologiques plutôt qu’en succombant encore trop souvent à la tentation de la concurrence entre ses nations, l’Europe a les moyens de donner une nouvelle impulsion à son développement. C’est dans cette direction qu’il convient de réfléchir d’urgence si l’on veut éviter qu’elle ne rebascule dans une crise qui, cette fois-ci, n’en doutons pas, frapperait les plus démunis, avec toutes les conséquences politiques et sociales que cela peut avoir.
96 réponses à “IMPOSTURE !, par Jean-Pierre Pagé”