COMBIEN DE TEMPS AVANT L’ATTERRISSAGE FORCÉ ?, par Eric Verhaeghe (*)

Billet invité

Il y a dix jours, j’étais invité sur BFM Business par Stéphane Soumier. Ce matin-là, les analystes du marché pavoisaient : le Portugal venait d’emprunter avec un relâchement sur ses taux. Signe que tout allait bien. On sort de la crise, forcément. L’hirondelle amène le printemps. Et lorsqu’il m’interroge sur mon livre Jusqu’ici tout va bien !, il me parle de mon défaitisme. Je me trompe, la preuve : le Portugal emprunte sans difficulté. Évidemment, je lui réponds que nous faisons un grand Madoff international, puisque nous finançons des dettes nationales par une dette communautaire. Joli tour de passe-passe. A mon grand étonnement, Stéphane Soumier répond : « Mais tout le monde le sait, cher ami. Il ne s’agit pas de régler le problème, il s’agit juste de gagner du temps ! ». Idem sur la compétitivité de la France comparée à l’Allemagne. Il me cite un différentiel de 15 points sur le coût du travail. Et quand je lui rétorque que ce chiffre est une invention, il mollit à vue d’oeil : « C’est vrai, fait-il embarrassé. Personne ne peut prouver ces chiffres ! ».

En un mot, il venait de résumer le mal de notre époque. D’un côté, des citoyens mal informés qu’on berce d’illusions et de mensonges sur la sortie de crise, en répétant à l’envi qu’avec un peu d’austérité, tout ira bien. De l’autre côté, des initiés qui savent que tout cela ne sont que fariboles, mais qui les propagent fidèlement pour gagner du temps. Jamais dans l’histoire, sauf dans les périodes décadentes des grands empires, la cécité et la somnolence n’auront autant occupé le pouvoir et la pensée.

En fait, face à nous se dressent deux difficultés distinctes.

Des difficultés économiques. Les politiques conduites par les gouvernements des pays industrialisés nous ramènent mécaniquement à la catastrophe systémique à laquelle nous avons de peu échappé en 2008. S’il est encore temps de sortir de cette spirale, des mesures fortes doivent être prises sans tarder : repenser le rôle des banques dans notre organisation collective, et probablement reprendre l’analyse du fétichisme monétaire là où Marx l’avait laissée. Décider vite de la part de la dette que nous rembourserons, et de celle que nous ne rembourserons pas. Replacer le travail au centre de la création de valeur. En un mot, réviser notre conception aristocratique de l’économie.

Des difficultés politiques. Car les remèdes à adopter pour soigner le mal dont nous souffrons supposent une inversion complète des logiques institutionnelles adoptées depuis plus de trente ans dans nos pays. Il faut, en quelque sorte, bâtir une anti-OCDE capable de remettre en cause les certitudes de la pensée unique. Et sur cette inversion politique, reconnaissons que nous sommes tous un peu courts : l’inversion est-elle une révolution ? une transformation ? une adaptation ? quelle forme doit-elle prendre ? Ces questions-là sont encore embryonnaires, mais il est probablement urgent de commencer à y porter des réponses.

Au centre du débat, la capacité des peuples à revenir à un projet démocratique est un sujet de fond. Comment se réapproprier un modèle de développement aujourd’hui essentiellement tourné vers la satisfaction des élites, et qui instrumentalise les masses ? La réponse ne peut se résumer à une simple politique économique, même si l’économie en fait partie. Certes, il faut régler la question de l’instabilité financière. Mais ce n’est qu’une première étape avant de refonder un modèle avec une autre conception du travail (le salariat mérite d’être calmement analysé) et une autre approche du citoyen dans la cité. Difficile par exemple d’aborder cette problématique sans la lier à la place de l’éducation et de l’échec scolaire, qui constituent des volets importants de l’inégalité et du gaspillage des fonds publics. En un mot, c’est l’État et le citoyen qu’il faut repenser en profondeur pour sortir de la crise.

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(*) Eric Verhaeghe est l’auteur de Jusqu’ici tout va bien ! paru aux Editions Jacob-Duvernet.

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