ADAPTER EQUITABLEMENT LES BESOINS AUX MOYENS DE LES SATISFAIRE, par Paul Tréhin

Billet invité

Quel que soit le système politico-économique, il faudra toujours que ce dernier s’attelle à une question fondamentale : comment mettre en adéquation une diversité de besoins individuels ou collectifs avec une multitude de moyens plus ou moins disponibles pour satisfaire ces besoins.

Voici une proposition pour un début d’analyse de ce problème et des difficultés qu’il va soulever, car il faut bien se rendre compte qu’il n’y a pas de solution satisfaisante disponible à ma connaissance pour garantir que les membres de la société, membres individuels ou collectifs, producteurs ou utilisateurs/consommateurs vont pouvoir obtenir les biens et services dont elles et ils estiment avoir besoin car mis à part les besoins les plus élémentaires liés à la survie, les autres besoins sont conditionnés par une perception subjective des individus et des collectivités, perception influencée par les expériences personnelles, incluant dans ces expériences des informations reçues en provenance d’autres membres de la société.

Voici donc cette proposition.

Mettre en correspondance besoins et moyens de satisfaire ces besoins.

Tant qu’on a pu limiter les besoins à leur conception élémentaire de maintien de la vie (« Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger »), la notion de besoin était relativement aisée à circonscrire, puis avec l’apparition d’une abondance relative en fonction des niveaux occupés dans la société et l’augmentation de la productivité des activités humaines, très tôt dès la préhistoire, les motivations se sont complexifiées. Sans la prendre au pied de la lettre, l’expression « vivre pour manger » est devenue une des motivations : un produit ou un service n’étant plus acheté simplement en vue d’une utilité plus ou moins mesurable, mais d’un plaisir subjectif non mesurable, procuré soit directement soit indirectement par la disposition de ce produit ou de ce service, par la ou les personnes qui estimaient en avoir besoin. Notez l’aspect subjectif de la notion de besoin. Pour continuer à filer la métaphore de la nourriture, personne n’a besoin, au sens de la préservation immédiate de sa vie, de pâtisserie élaborée ou de mets raffinés et de vins fins, mais un plaisir lié à l’hédonisme peut rendre ce genre de consommation quasi vital, bien qu’indirectement : « L’ennui naquit un jour de l’uniformité ». Certains se rappelleront peut-être l’anecdote des marins pêcheurs Terre-neuvas, dont le contrat stipulait qu’il n’y aurait jamais plus de trois fois par semaine du homard aux repas à bord… J’en ai fait l’expérience lors de vacances passées sur la côte du Maine quand je travaillais aux USA : le homard entier était vendu entre 2 et 3 dollars pièce, cuit et servi avec de délicieuses sauces (oui ça existe : dans la cuisine américaine, il n’y a pas que le ketchup…). Au bout de trois ou quatre jours, ni mon épouse ni moi ne pouvions plus avaler de homard…

A mesure que le niveau relatif de vie augmente, les produits et services principalement destinés à la survie se sont vus complétés par des produits et services chargés d’affectivité, laquelle peut par ailleurs jouer un rôle important dans la survie, bien que moins direct. Cette analyse de la complexité croissante des besoins perçus a fait l’objet d’études et de recherches fort intéressantes surtout dans les années 1950-1960 (Vance Packard, Katz et Lazarsfeld, Chombart De Lauwe). Des expériences ont même tenté de mesurer ces motivations : on s’est aperçu que des produits comme des yaourts parfumés naturellement avec des extraits de fraise, mais non colorés, fut-ce avec des colorants naturels, n’étaient pas perçus de la même manière selon que le testeur avait les yeux bandés ou pouvait voir le produit resté blanc : yeux bandés, il trouvait le goût du yaourt à la fraise blanc aussi bon que celui coloré en rose. Les testeurs n’ayant pas les yeux bandés disaient du yaourt à la fraise non coloré en rose qu’il avait un goût chimique et que celui rose était meilleur et même plus naturel… (le même test a été fait avec des cafés rendus soit incolores soit maintenus dans leur couleur originale, produisant les mêmes résultats : indiscernables les yeux bandés, goût chimique les yeux non bandés.) Il y a dans nos comportements des éléments non strictement liés à la perception première mais à un ensemble de facteurs interférant avec l’utilité de base des produits, alimentaires ou non. Cela rend caduc l’un des principes de base des modèles néolibéraux de l’économie de marché : la rationalité économique des consommateurs, mais aussi celle des autres agents économiques. Par exemple, tel travail mieux rémunéré va être délaissé au profit d’un autre moins bien rémunéré car il a une image plus valorisante que le premier… Notons au passage que cette variabilité dans l’évaluation de la préférence pour un travail ou un autre va à l’encontre de l’essai d’objectivation du facteur travail dans la théorie marxiste. On peut rajouter à ces différences dans les besoins perçus, des motivations liées à des phénomènes d’appartenance à un groupe social et à des phénomènes de statut dans ce groupe. Un de mes amis s’amusait de ce genre de réactions, observant le changement d’attitude d’une partenaire quand dansant avec une jeune femme qui lui demandait « que faites vous comme métier ? », il répondait « Je suis chef d’entreprise (grand sourire de la jeune femme)… individuelle… (grimace de dépit) ».

Les besoins sont bien entendu conditionnés par un grand nombre d’expériences personnelles, y compris des expériences au niveau de l’éducation, quelles qu’en soit la source et la nature. Un outil perfectionné dans un domaine particulier d’utilisation ne sera pas ressenti comme un besoin par une personne n’ayant pas ou peu d’expérience de ce domaine d’utilisation. Je vais stopper ici ce développement sur les besoins et leur complexité croissante.

On pourrait développer de même un parallèle avec les systèmes de production de biens et services destinés à répondre à cet ensemble de besoins complexes, en passant de la production d’autosuffisance, à la production artisanale puis à la production industrielle de biens et même de services. Apparaît dans ces interactions entre besoins et moyens une dialectique entre l’expression de besoins de plus en plus complexes et la complexification des systèmes de production de biens et services destinés d’un côté à satisfaire la complexité croissante de ces besoins et de l’autre, en même temps, des moyens nouveaux suscitant l’accroissement de cette complexité des besoins en rendant disponibles de plus en plus de produits et services diversifiés, le plus souvent rendus relativement abordables par les processus d’industrialisation et de mécanisation et de l’augmentation de la productivité du travail et du capital qui s’en est suivie.

On a vu apparaître relativement rapidement une certaine saturation des besoins perçus qui a entraîné des crises de surproduction, elles-mêmes suscitant l’apparition de techniques de motivation des acheteurs potentiels destinées à augmenter la sensation de besoin face à des produits et services de plus en plus éloignés de la satisfaction de besoins fondamentaux, fussent-ils indirects… Nous en connaissons tous les excès, qui persistent, même si de nombreux auteurs les ont dénoncés par le passé… (Vance Packard : The Hidden Persuaders) entre autres.

Ces prémisses posées, quel que soit le système d’organisation économique et politique adopté, le véritable problème restera toujours celui de savoir comment connecter une collection de besoins très diversifiés et très complexes à des capacités de production de biens et de services elles-mêmes très complexes. On se rappelle la boutade de Henri Ford : les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir.

L’histoire nous montre que l’économie libérale de marché n’arrive pas à satisfaire une variété croissante de besoins de plus en plus complexes. Les nombreuses crises économiques en administrent une preuve irréfutable. Mais l’histoire nous a aussi montré que les systèmes d’économies planifiées ont aussi failli dans cette tâche et d’autant plus failli que des deux côtés de l’équation, la complexité des besoins perçus et des moyens à mettre en œuvre croissait.

Dans les deux cas, tant qu’il s’agissait d’adapter des processus de production relativement simples à des besoins fondamentaux somme toute assez élémentaires, les échanges réels du marché, le plus souvent local, y parvenaient tant bien que mal et de même, la planification de la production de blé nécessaire pour produire assez de pain pour tout le monde, ou de ciment pour fabriquer des logements de base, parvenait aussi tant bien que mal à satisfaire ces besoins en guidant par des modèles mathématiques les processus de fabrication et de mise à disposition envers les usagers de ces biens et services de base, mais au prix dans tous les cas d’une standardisation des biens et services produits, que ce soit par le marché ou par le plan. Et dans les deux cas aussi au prix d’une fragmentation du travail et de rythmes de production de plus en plus inhumains : taylorisme et fordisme à l’Ouest, stakhanovisme à l’Est…

On pourra noter que les facteurs affectifs ont également influencé la perception des besoins dans les économies planifiées et que des mécanismes subtils de diversification des besoins sont apparus au travers d’une part du développement de nouveaux moyens de communication comme la radio ou la télévision, même sans campagnes publicitaires préméditées de la part des pays occidentaux, et d’autre part de la propagation d’une vision de styles de vie extravagants sortie des séries américaines ou d’Europe de l’Ouest, avec pour conséquence un impact considérable sur l’évolution de la perception des besoins, sans doute plus fort dans les pays dits de l’Est que dans les pays dits de l’Ouest, où les citoyens savaient bien que la vie n’était pas si facile que ce qu’on pouvait voir à la télévision à l’Ouest…

Devant les échecs patents du libéralisme économique d’un côté et de la planification de l’autre, des voix se font entendre pour qu’une organisation par des réglementations vienne tempérer les accidents des marchés sans tomber dans des systèmes de planification rigides rendus encore plus difficiles à définir compte tenu d’une évolution des besoins perçus et des technologies que plus personne ne comprend et encore moins ne contrôle. Mais les réglementations elles-mêmes n’évoluent pas assez rapidement pour assurer la mise en correspondance des besoins perçus et des moyens de satisfaire ces besoins.

Quand bien même le capitalisme et l’économie de marché seraient renversés, ce problème fondamental resterait à résoudre : comment répondre à des besoins diversifiés et complexes, en utilisant les ressources naturelles et humaines de notre planète sans aggraver les gaspillages de ressources d’un côté, et la production de déchets de l’autre. La terre ne dispose pas d’une corne d’abondance intarissable et ne dispose pas non plus d’une poubelle sans fond où disposer des déchets…

Par quels processus de production devrait-on passer pour satisfaire les besoins perçus par les citoyens de la planète sans détruire la planète ? Certains n’hésitent pas à dire qu’il faut arriver à réduire la perception des besoins pour limiter le problème en réduisant les besoins donc la demande de biens et services. Mettons-nous cependant à la place des populations des pays du tiers monde vivant dans la misère ou même plus près de nous des personnes vivant dans ce qu’on a appelé le quart monde : pourrons-nous leur dire de ne pas consommer plus, de ne pas chercher à satisfaire des besoins qui ont été exacerbés par la mondialisation de la télévision et les mirages de l’abondance dans les pays développés qu’elle instille dans les esprits ? A mon avis, cette vision est égoïste, car dans les pays développés, réduire les besoins perçus, c’est limiter l’appétit pour le luxe : vivre à 24° dans les maisons climatisées été comme hiver, voyager à l’autre bout de la terre juste pour aller se tremper les fesses dans un lagon clair ou pour aller faire du ski au mois d’août au Chili… On doit bien entendu ramener les notions de luxe à de moindres proportions si l’on veut rester réalistes, mais dès qu’on va toucher à de petits luxes, des protestations vont s’élever d’autant plus que les gens auront goûté à ces petits luxes… Dans les pays pauvres, toute réduction conduirait à descendre en dessous du niveau de survie et on a vu ce que cela a récemment entrainé dans les pays comme la Tunisie et l’Egypte, car bien que l’aspiration à une plus grande liberté ait certainement été très importante dans ces pays soumis à la dictature, sans les écarts de richesse intolérables et des populations réduites à des niveaux de pauvreté en dessous du niveau de subsistance les conduisant à la famine, il est peu probable que ces mouvements auraient pris autant d’ampleur.

Je pense que l’équation liant la satisfaction des besoins à la mise en place de moyens permettant de les satisfaire devra se faire au niveau mondial, faute de quoi il n’y aura pas de paix possible en quelque endroit de la terre que ce soit.

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