LE VIEILLISSEMENT ET LA MORT, par Marc Peltier

Billet invité.

Paul Jorion a évoqué dans sa plus récente vidéo du vendredi l’hypothèse d’une époque où la mort cesserait d’être subie.

Cette perspective chatoyante m’a donnée envie de propager ici des idées paradoxales concernant le vieillissement et la mort, qui me semblent peu répandues dans la culture générale, alors qu’elles résultent de l’état actuel des théories du vivant, et sont bien connues des biologistes. Favoriser des remises en cause de paradigmes très répandus me semble être dans l’esprit de ce blog. De plus, en soulevant ce genre de sujet, je suis assuré d’avoir des lecteurs qui s’estimeront assurément concernés : nous sommes tous mortels !

Le vieillissement est le plus souvent perçu comme une usure progressive, dont l’issue ne peut être que la mort : quand la machine est trop usée pour être réparée, elle ne peut que cesser de fonctionner. Tout comme un bâtiment qui vieillit ne peut que se délabrer en ruine, le vieillissement est perçu comme normal, aussi inéluctable que le second principe de la thermodynamique : il semble être une expression des propriétés du temps.

On pense aussi, souvent, que la mort est la contrepartie nécessaire de la vie, qu’elle lui est intimement liée, au point qu’à un certain niveau de considération des systèmes vivants, il est impossible de les départir. La mort d’un organisme est le recyclage de ses composants dans d’autres organismes, et ce mouvement, c’est la vie même. Par ailleurs, l’adaptation d’une espèce à son milieu suppose le renouvellement des générations. Dans un écosystème à caractéristiques finies, il faut bien que certains meurent pour que d’autres, peut-être un peu différents et mieux adaptés, puissent les remplacer. On est donc conduit à penser, de façon finaliste, que, pour toute espèce, il existe une programmation biologique implicite de la mort, une sorte d’âge limite qui représente l’asymptote des âges possibles.

Or, ces deux idées sont fausses : la vie ne s’use pas, et elle ne suppose en rien la programmation de la mort.

La vie ne connait pas l’usure. Dans toute espèce, tous les « bébés » sont tout neufs, à chaque naissance, quelles que soient les vicissitudes qu’ont subies les parents. C’est bien que la vie, lorsqu’elle veut bien s’en donner la peine, est parfaitement capable de réparer les effets du temps, et de déployer des mécanismes capables de compenser le second principe de la thermodynamique, qui veut que tout système isolé évolue vers le mélange et le désordre. C’est sa nature même. Elle y réussit d’ailleurs très bien : certains gènes codant des mécanismes tout à fait fondamentaux sont présents dans tous les organismes, pratiquement inchangés depuis l’origine de la vie, et l’on pourrait les dire quasi-immortels. Les exemples d’indifférence de la vie au temps abondent : les organismes les plus anciens, les bactéries, se reproduisent par division, donnant naissance à deux individus neufs, du même âge, de sorte qu’une lignée bactérienne n’a pas d’âge, et ceci depuis la nuit des temps, qui ne semble pas l’affecter…

Dans ces conditions, pourquoi donc la vie ne répare-t-elle pas les organismes plus évolués, alors qu’elle le pourrait sans doute ?

La théorie synthétique de l’évolution répond à cette question, d’une façon assez subtile et contre-intuitive, et généralement peu connue, sauf des biologistes.

Nous devons tout d’abord remarquer qu’il n’y a rien de moins naturel que la mort dite naturelle, qui n’arrive pratiquement jamais dans la nature. Les organismes meurent principalement de prédation, et accessoirement de maladie, d’inadaptation, d’inanition, d’accident, mais pratiquement jamais de vieillesse. Seules quelques espèces très rares, dont la nôtre, ont le privilège d’avoir des individus assez vieux pour en mourir. Le lot commun est que la mortalité « exogène », du fait du milieu, est une sorte de pression continue, qui fait disparaître les individus bien avant leur vieillesse.

Le médecin anglais Peter Medawar, par ailleurs prix Nobel 1960 pour d’autres travaux, a, semble-t-il, été le premier à remarquer que, de ce fait, les organismes âgés contribuaient peu à la sélection naturelle.

Considérons une population, soumise à une pression de mortalité continue, affectant de façon équivalente tous les individus quel que soit leur âge. La plupart n’atteindront même pas l’âge de la reproduction. Ceux qui auront survécu pourront se reproduire une fois, mais ceux qui auront cette possibilité deux fois sont beaucoup moins nombreux, et ceux qui peuvent se reproduire alors qu’ils sont vraiment âgés sont tout à fait exceptionnels. Leur contribution à la sélection naturelle des gènes dans cette population est donc d’autant moins significative qu’ils sont plus âgés.

Imaginons par ailleurs qu’existe, dans cette même population, un gène qui s’avère délétère à partir d’un certain âge, après la période de vie la plus significative pour la reproduction. Il n’existe alors aucun mécanisme qui permette à l’information de remonter les générations, pour « prévenir » que ce gène doit être éliminé.

Ainsi, certains gènes qui n’affectent que les individus les plus âgés sont invisibles aux mécanismes de la sélection naturelle, et ils s’accumulent dans le génome sans jamais être éliminés. Ce sont eux qui conduisent à la sénescence et à la mort.

L’âge limite des organismes d’une espèce n’est donc pas programmé à priori, c’est le résultat d’un équilibre entre la dynamique de reproduction de cette espèce et la pression de mortalité exogène du milieu. Si celle-ci vient à diminuer, une plus grande proportion d’individus âgés pourra se reproduire, et les gènes qu’ils transmettent pourront être soumis, dans une proportion plus significative, aux mécanismes de sélection, ce qui conduira à l’élimination de ceux qui s’avèrent tardivement délétères et font vieillir, et en conséquence, l’âge limite constaté dans cette population s’en trouvera augmenté.

Par exemple, les palourdes de nos côtes vivent habituellement quelques années. Or, on a découvert récemment, dans l’océan arctique, des palourdes âgées de 450 ans. C’est que le milieu dans lequel elles vivent est très stable, sans prédateur, ce qui leur permet de se reproduire de nombreuses fois sans inquiétude. Leur génome « assaini » par la sélection naturelle autorise donc cet âge très vénérable.

A contrario, si la pression de mortalité exogène est très forte, ce qu’il advient aux organismes après qu’ils se soient reproduits est tout à fait indifférent à la vie. Seule compte pour la sélection naturelle la transmission des gènes. C’est ainsi que des éphémères, soumis à une prédation massive à peine sortis de l’eau, ne vivront que le jour de leurs amours, alors que leurs larves moins exposées vivent plusieurs années. Un autre exemple est celui de certains papillons qui se métamorphosent sans tube digestif, et sont donc condamnés, en sortant de la chrysalide, à mourir très vite de faim. Les gènes qui codaient pour la construction d’un système digestif ont sans doute « sauté » à une certaine époque, mais il s’est avéré que cela n’avait aucune conséquence pour la transmission du génome, qui se fait tout aussi bien. Autant, alors, ne pas investir dans la construction d’un corps durable, qui n’est pas nécessaire (Théorie du « soma jetable »).

Des expériences, faites dans les années 80, ont conforté cette théorie de la sénescence. On a soumis une population de mouches drosophiles à une sélection tout à fait artificielle, en n’autorisant la reproduction que des individus les plus âgés. Cette sélection artificielle, conduite pendant quelques années, a provoqué le doublement de l’âge limite constaté dans la population.

Dans notre espèce, ces mécanismes semblent moins évidents, mais sont bel et bien présents. Ils sont impliqués, par exemple, dans certains cancers des organes sexuels qui apparaissent avec l’âge (prostate, sein, col de l’utérus, ovaires, etc…). On a en effet mis en évidence que c’est parfois la même hormone, qui favorise tel ou tel mécanisme lié à la reproduction, qui est ensuite impliquée dans l’apparition de cancers à un âge plus avancé. La sélection naturelle se moque bien de cette injustice : une fois que ces gènes utiles à la reproduction ont été transmis, peu importe qu’ils vous fassent vieillir et mourir ! (Théorie de la pléiotropie antagoniste)

Le vieillissement nous accable tous inexorablement. Peut-être pourrons-nous tirer une consolation, au moins d’ordre poétique, dans la certitude que la vieillesse et la mort n’existent pas comme nécessité, et ne sont que le sous-produit des mécanismes de la reproduction et de la sélection naturelle.

On retrouve le vieux couple Eros / Thanatos, mais ici Eros triomphe : la mort, c’est ce dont la vie ne s’occupe même pas !

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  1. Les élections de mi-mandat seront truquées : comme chez Poutine. Faut suivre Gaston! 😊

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