Prix du travail et utilité sociale, par Jean-Paul Vignal

Billet invité, en réponse à un échange suscité par cet article de zébu autour de la possibilité d’un salaire unique et/ou de prestations minimales garanties pour tous.

Je crois que la discussion est compliquée parce que nous ne parlons pas exactement de la même chose quand nous utilisons le mot travail. Pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais vécu sur une ferme ou créé leur propre entreprise, ou décidé de vivre de leur « art », il me semble que le travail est assimilé au travail salarié, et je comprends très bien que dans ce cas, la notion de salaire unique, ou très peu variable, puisse être un impératif et un progrès, surtout si le travail salarié se raréfie. Je trouve en effet totalement injustifiable socialement que quelqu’un estime normal de percevoir une rémunération parfois plusieurs centaines de fois supérieure à la moyenne de ses collègues salariés sous prétexte qu’il a eu au mieux le talent – notamment pour les sportifs ou pour les artistes -, mais le plus souvent la chance, ou, au pire, la bassesse, d’être au bon endroit au bon moment et avec les bonnes relations, alors que des dizaines de personnes étaient au moins aussi qualifiées que lui pour accéder à la fonction qui lui vaut cette aubaine.

Mais il me semble que la situation est différente pour quelqu’un qui prend le risque de créer son propre revenu, comme le font le paysan, l’entrepreneur, l’artisan, voire l’artiste indépendant. Ils font évoluer nos sociétés, parce qu’ils ne leur demandent rien, ou peu, mais créent par contre de la richesse dont tous peuvent profiter dès qu’ils ne fonctionnent plus en autarcie. Qu’ils perçoivent un « bonus » déplafonné ne me choque pas, pour autant qu’il corresponde à une création de valeur socialement utile nettement supérieure à ce bonus, et que l’accumulation desdits bonus n’atteigne pas des sommets qui ridiculisent les budgets de beaucoup de collectivités et même de certains États.

Je crois de plus que l’évolution technologique conforte cette distinction. La technologie a très mauvaise réputation actuellement parce que les politiques ont totalement délégué leur pouvoir de choisir les orientations des applications de la connaissance aux marchés financiers qui ne jugent que par le profit à court terme, quel que soit le coût réel pour la société ou l’impact sur les ressources non renouvelables de la biosphère qui sont « décrétées » gratuites par hypothèse. Le cas tristement célèbre des OGM est typique : les gouvernements ont refusé de se « cotiser » pour essayer de mieux comprendre quel est l’impact exact de l’introduction d’un nouveau gène dans un écosystème, alors que cela aurait du être le préalable et la condition sine qua non de la commercialisation de tout OGM, et ont par contre autorisé sans trop savoir des OGM dont la majorité servent essentiellement à vendre plus de désherbants chimiques, alors que le choix logique aurait du être de ne laisser vendre que des OGM permettant de réduire les apports d’engrais, de pesticides, d’herbicides ou d’eau, et/ou de produire des aliments plus riches nutritionnellement. Cette mauvaise réputation de la technologie n’est cependant qu’un accident de l’histoire, qui ne peut être par nature que provisoire, soit parce que l’on va « redécouvrir » que le savoir et la connaissance sont des moyens, pas des fins et que leur utilisation doit être contrôlée non pas en fonction de l’argent qu’ils peuvent rapporter, mais de leur utilité sociale, soit, au pire parce qu’il s’autodétruira à force de piller et de polluer les ressources non renouvelables indispensables à la vie humaine.

Il est probable que l’étape suivante consistera en un retour à plus d’autonomie, et moins de salariat. Les possibilités de l’impression 3D sont une bonne illustration dans le domaine des objets ; on sait maintenant que chaque foyer pourra un jour pas si lointain produire ses propres objets, comme il peut aujourd’hui imprimer ses photos. Les panneaux photovoltaïques, le petit éolien et la petite hydraulique en sont un autre. De même, dans le domaine de la santé, on sait qu’il sera bientôt possible de faire du diagnostic et de prodiguer des soins à distance et à la demande dans de nombreux cas. L’éducation peut elle aussi évoluer dans ce sens, et, sans même parler de l’alimentation, on pourrait multiplier les exemples de ce nouveau « do it yourself ». Dans un tel contexte la notion de revenu n’a pas le même contenu que dans le nôtre où les moindres des besoins, y compris les plus pressants, sont marchandisés et tarifés, et je crois que la notion de minimum social garanti en nature y prend plus de valeur qu’un minimum social garanti en « argent ».

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