Réflexions pour un mouvement néodémocratique (XI) – Tentative néoautoritaire et renversement de l’atmosphère sociale, par Francis Arness

Billet invité.

À court ou moyen terme, nous aurons affaire à une tentative néoautoritaire. Face à l’inéluctable approfondissement de la crise – qui adviendra nécessairement tant que des mesures de stabilisation permises par un tournant néodémocratique n’aura pas lieu -, une importante partie des classes dirigeantes et responsables cherchera à perpétuer et à approfondir la concentration des richesses et du pouvoir. Elle sera en cela soutenue par une importante partie de la population qui y verra une solution défendant ses intérêts. Nous aurons affaire à une tentative de mutation du système de concentration des richesses et du pouvoir, qui passera d’une forme néolibérale – que l’on essaiera de pousser le plus loin possible, pour préparer le coup suivant – à une forme néoautoritaire. En France, la tradition et l’imaginaire bonapartistes y trouveront une continuité naturelle. Les mobilisations actuelles de la droite classique devenue radicale et de la droite extrême, sont des indicateurs de la préparation d’une telle alliance en ce sens.

Une telle tentative, un tel mouvement social et politique, pourront s’appuyer sur la puissance des médias, des réseaux sociaux et des productions culturelles que contrôlent les réseaux de pouvoir allant dans ce sens. Cela permettra de déployer ce que l’on appelle des techniques de « captation de l’attention » (Christian Salmon) et de « capture » (Paul Jorion, Frédéric Lordon) des manières de vivre dans le sens qui leur convient. Si elle n’arrive pas à produire du sens existentiel et intellectuel, cette communication de masse, sur les médias, les réseaux sociaux et dans les productions culturelles relevant de la sous-culture de masse (qui n’a rien à voir avec la culture populaire vivante), ont par contre le pouvoir, d’entraver ou de détruire, chez les personnes et groupes qui s’y prêtent, tout sens, toute idée d’avenir, et toute tentative existentielle et collective, politique de liberté (Bernard Stiegler, Christian Salmon).

Ce mouvement néoautoritaire visera :

1. La mobilisation des personnes et des groupes dans un activisme qui occupe le terrain, justifie systématiquement et en masse la concentration des richesses et du pouvoir, mais aussi la politique et les manœuvres qui la servent.

2. La surveillance toujours plus poussée, via internet et les nouvelles technologies, de la population et des opposants à une telle tentative néoautoritaire.

3. La perpétuation de son attitude par la partie de la population apathique.

4. Le retrait, la non-révolte de la majorité de la population, au moment où adviendront les décisions politiques cherchant à mettre en place ce néoautoritarisme (que l’on fera bien sûr passer pour un « moindre pire »). La réaction de la police et de l’armée joueront alors aussi un grand rôle.

5. La proposition d’une « conversion » au néoautoritarisme pour certaines personnes et groupes pris dans la grande désorientation.

6. Tout ceci s’appuiera aussi sur la proposition d’une identité, ou d’identités au pluriel, liées à ce néoautoritarisme. Ces identités sont encore à définir.

Il s’agira pour cela de distiller et promouvoir la peur, le cynisme, l’apathie, le pessimisme, et même la violence, afin d’empêcher toute tentative de liberté, de vérité, d’inventivité véritable. En d’autres termes, et comme toujours – et c’est là une question cruciale -, le système, les classes dirigeantes et responsables agissant en ce sens, et la partie de la population et des institutions qui le soutiennent, chercheront à produire une atmosphère sociale servant leurs intérêts.

Devant la montée des conséquences du dérèglement et de la destruction écologiques, le néoautoritarisme pourra, dans son discours politique, paraître soucieux de régulation écologique. Mais ce ne sera toutefois pas tenable. En effet, la concentration des richesses qu’il soutient est à l’origine de l’incapacité de cette régulation écologique. Sur ce point, il nous faut, individuellement et collectivement, absolument sortir de notre croyance encore souvent partagée de la fin de l’histoire (Fukuyama). Nous devons cesser d’être politiquement naïfs. L’histoire est en marche, et de manière tragique. L’effondrement actuel le montre. Dans ces situations de crise, l’humanité a largement montré sa méthodique capacité à la guerre et au meurtre de masse : nous pouvons très bien en venir à une nouvelle déclinaison de cette inclination.

Pour conclure sur cette tentative néoautoritaire, il s’avère que même si la puissance médiatique et Internet des moyens qui seront mis à disposition du néoautoritarisme a de quoi nous inquiéter dans sa capacité à produire une atmosphère sociale servant ses intérêts, il faudra tout de même quelque temps pour qu’une majorité de la population encore attachée à la démocratie en vienne progressivement, par paliers successifs, à soutenir ou à accepter passivement un tel néoautoritarisme.

Il reste que nous ne sommes pas dans les années 30. Même si le néoautoritarisme sera présenté comme une nouveauté face aux anciennes réponses néolibérales et « démocratiques » qui n’ont pas apporté de solution, l’attachement à la démocratie d’une bonne partie de la population, ainsi que le temps nécessaire pour une évolution d’une partie de la population en faveur de ce néoautoritarisme (même en cas d’effondrement économique prochain), ont de quoi nous donner espoir… ou tout du moins un peu de temps pour nous organiser.

Dans la situation à venir de souffrance, de désespoir, de grande désorientation et de tentation néoautoritaire, l’énonciation d’un idéal ne suffit malheureusement pas. Nous avons besoin d’une redéfinition réflexive et d’une modification pratique de notre cadre intellectuel, ainsi que de nos manières de vivre et de nos habitudes dans le sens d’un devenir collectif ouvert à nos singularités. Pour cela, nous l’avons vu, il est utile que chacun travaille à une attitude ouverte à ce devenir, sans en rester à une identité fermée et absolument définie. Nous gagnons, malgré tout, à nous laisser altérer par la situation – certes tragique et profondément inquiétante, mais aussi complexe et ouverte – afin que nos singularités s’articulent et se déploient dans le sens du devenir. Jusqu’à la fin de l’espèce, l’histoire est ouverte pour peu que nous nous mettions en marche, et c’est souvent l’oubli de cette ouverture qui fait que les solutions ne sont pas assez inventées, ni assez mises en œuvre ensemble.

Ainsi, face au tragique de la situation écologique, économique, sociale, politique, et face à l’atmosphère sociale à venir – que nous pressentons déjà – de désespoir et de grande désorientation, et ce même si un nombre important de personnes et de groupes ont déjà assimilé le réel et travaillent de manière ouverte à l’inventer dans le sens de la vérité, de la liberté et du bonheur véritable, se pose à nous une question fondamentale : comment renverser l’atmosphère sociale ? Comment renverser cette atmosphère qui pour le moment reste favorable au pire, malgré un véritable mouvement dans le bon sens d’une partie non négligeable mais encore insuffisante de la population et des classes dirigeantes et responsables ?

Cette question du juste diagnostic concernant l’atmosphère sociale et la manière dont nous pouvons la renverser est d’autant plus fondamentale que, même si une bonne partie de la population est bien sûr capable de construire une pensée critique et inventive propre, une partie non négligeable de la population ne sera pas, quoiqu’il arrive, sensible à une argumentation politique et intellectuelle, mais bien plutôt à l’atmosphère sociale qui se déploie.

De plus, le renversement de l’atmosphère sociale permettra aux personnes et aux groupes plus lucides et accédant au fur et à mesure à une plus grande lucidité d’avoir l’énergie et l’ouverture au devenir nécessaire pour agir au mieux.

Dans ce cadre, l’argumentation rationnelle, pour absolument cruciale qu’elle soit, doit être complétée. Il existe en effet, même s’il est toujours bon de le rappeler, la possibilité d’éveiller les passions les plus hautes, les plus humaines, qui habitent une grande partie d’entre nous. Nous devons mener la bataille de l’atmosphère sociale dans le sens d’une pratique ici et maintenant, malgré tout, de ces passions les plus humaines : celles du dire-vrai et de la liberté, de la générosité et de la joie, de l’ouverture au devenir et de la lucidité, de la patience et de l’inventivité, de l’espoir et du courage, de la capacité de colère et de révolte fécondes.

Le vivre ensemble est une chose de raison et de passion. Pour aller vers le nécessaire tournant démocratique permettant le grand tournant, nous devons absolument prendre en compte, dans nos réflexions et nos pratiques, le réel de la passion. Nous devons réussir à modeler le réel passionnel de l’atmosphère sociale de telle sorte qu’un grand nombre de personnes et de groupes arrivent à s’extraire du désespoir, du pessimisme et de la grande désorientation tout à fait compréhensibles. Alors nous pourrons renverser l’atmosphère sociale dans le sens d’un devenir collectif produisant du commun fécond.

Cette pratique politique des passions les plus humaines, et la bataille de l’atmosphère sociale qui va avec, s’opposent d’ailleurs à une pratique « démagogique » de la politique cherchant à utiliser, de manière agressive, les passions les plus basses.

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