Billet invité.
Le témoignage de Condamin-Gerbier devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la fraude fiscale a quelque chose de sidérant. Rarement exposé aura été plus concis. Rarement réponses aux questions posées auront été plus éclairantes. Rarement révélation aura été plus explosive. Pourtant rien n’explose ni n’implose mais tout se tétanise. Non seulement parce que ce qui est décrit comme la quintessence de la fraude fiscale se révèle être le principe même d’un système financier déterminant désormais toute réalité. Mais aussi parce que, du même coup, il paraît impossible d’avoir prise sur cette réalité dont la force déroutante est d’occulter tout lien de cause à effet.
La sidération vient de là. Dans ce nouveau monde des effets sans cause, c’est la vie même qui devient obsolète. Inutile de s’agiter, la technique aura toujours plusieurs longueurs d’avance, de sorte qu’il n’est pas de dévoilement qui ne serve à renforcer le revoilement. Il ne s’agit que de circuler, quand il n’y a plus rien à voir, sinon le vertige d’hommes sans corps destinés à tournoyer dans la cage de la technique.
À l’opposé, des corps de jeunes femmes, des corps en liberté, sur lesquels depuis plusieurs années sera venu s’inscrire tout ce qui ne se dit pas ailleurs : qu’il s’agisse de la marchandisation du désir et de ses transformations suivant celles de la finance – du parallélisme entre virtualisation érotique et virtualisation économique à celui entre tourisme sexuel et voyages des capitaux vers les paradis fiscaux ; qu’il s’agisse aussi de la collusion du football et du sexisme dans le blanchiment d’argent ; qu’il s’agisse encore du recyclage de toutes les religions comme transcendance au rabais pour justifier les sempiternelles redondances de la servitude volontaire… Je parle bien sûr des Femen dont la révolte vient de si loin qu’elle dépasse amplement le point de vue néoféministe, consternant d’étroitesse et de moralisme, qui fut celui des années soixante-dix. Or, c’est justement l’ampleur de cette révolte que médias et intellectuels confortés par la bien-pensance féministe se gardent de prendre en considération, en ce qu’elle touche les points névralgiques de nos sociétés, là où les différentes sortes de nuisance se renforcent l’une l’autre. Tout au plus y reconnaît-on la nouveauté d’un féminisme qui « enlève le haut », sans qu’on se soucie du sens de cette dénudation comme de ce qui est écrit à la place du haut. Car, les Femen n’en seraient-elles pas vraiment conscientes, ce que les uns et les autres s’empressent de censurer, c’est autant leur propos que leur façon de dénier violemment les corps sans idées que nos sociétés travaillent à formater, jusqu’à en rendre indispensables les différentes gadgetisations sportives, hygiénistes ou érotiques…
En fait, la sidération devant les idées sans corps qui nous gouvernent ne peut être dépassée que par un langage du corps en quête de ses pouvoirs perdus. Et c’est bien pourquoi les Femen dérangent. L’aurait-on oublié, c’est toujours dans un ancrage physique que le retour du refoulé prend valeur révolutionnaire.
Remarquable est à cet égard ce qui a débuté en Turquie comme au Brésil, qu’il s’agisse d’occuper un jardin contre la construction d’un parking au cœur d’Istanbul ou d’enterrer à moitié des centaines de ballons de football dans le sable de Copacabana pour dénoncer le dépeçage financier que pratiquent les « vautours du sport » au détriment des transports ou de la santé publics. Aurait-on pu imaginer que ces deux mouvements commencent par s’en prendre, avec la soudaineté de l’embrasement, aux deux principaux tabous de nos sociétés, la voiture et le sport ? Et quand bien même ces deux tabous continuent de déterminer grandement notre rapport au monde et à l’autre.
Voilà que, devant le carambolage d’effets de plus en plus catastrophiques, les causes réapparaissent dans toute leur inconvenance physique. C’est très bien mais ce n’est qu’un début. Il faut compter avec le durcissement du système, où la profération du discours va de plus en plus servir à dénier ce qui est affirmé, comme en témoignent les professions de foi scandalisées des états européens après les révélations d’Edward Snowden, quand il n’en est aucun pour lui accorder l’asile, c’est-à-dire le protéger physiquement. Et a fortiori quand ces états pratiquent vraisemblablement, serait-ce à beaucoup moins grande échelle, ce qu’ils reprochent tant aux Etats-Unis.
Mais tout serait trop simple si c’était seulement dans les sphères du pouvoir que se rencontraient tant d’hommes sans corps auxquels manque la tête. Il suffit de considérer l’histoire intellectuelle du siècle dernier. Raison de plus d’y réfléchir, même si parfois, comme je l’ai dit ailleurs, l’inconscience de classe fait bien les choses.
Un article pour détendre l’atmosphère ! J’ai presque l’impression d’entendre la rhétorique d’un gosse… À l’autre bout du monde, aux…