Keynes et le mystère du taux d’intérêt (IV) Où le taux d’intérêt va-t-il se situer ?

Je m’abstiendrai pour commencer d’expliquer la façon dont Keynes imagine que le taux d’intérêt se détermine. Je prendrai mon départ dans des principes généraux et rejoindrai ensuite par étapes la position de Keynes sur cette question.

Un taux d’intérêt est la mesure de la rémunération périodique du prêteur par l’emprunteur exprimée en pourcentage du montant du prêt. Le taux d’intérêt  représente en principe, comme nous l’avons vu, une part de la nouvelle richesse que ce prêt a permis de générer. Où le taux d’intérêt ira-t-il se situer ? Envisageons la chose en termes très simples, avant de raffiner l’approche.

Prenons comme illustration de départ la fixation du taux d’intérêt d’une obligation d’État, c’est-à-dire la détermination de la fraction du montant de l’emprunt qu’un État versera comme rémunération annuelle à son ou à ses prêteurs. Le terme utilisé pour le taux d’intérêt quand il s’agit d’instruments de dette ou d’obligations est « coupon ». Il existe différentes manières de fixer le coupon dans l’émission de dette souveraine, je prendrai comme illustration la méthode d’adjudication dite « à la française ».

Imaginons que le Grand-Duché de Gérolstein annonce qu’il entend emprunter 100 millions de florins pour dix ans. Du point de vue de l’État émetteur de dette, autrement dit, emprunteur, il y a deux considérations qui jouent au moment de l’adjudication : la somme espérée pourra-t-elle être empruntée et à quel taux ? Chaque prêteur potentiel, chaque détenteur de capital, chaque « capitaliste » au sens propre, se présente avec une offre associant deux éléments d’information : le montant qu’il est disposé à prêter et le taux d’intérêt ou coupon auquel il serait disposé à prêter la somme mentionnée.

Un prêteur éventuel affirme qu’il est disposé à prêter 20 millions au taux de 2,3 % ; un autre prêteur éventuel est disposé à prêter 15 millions au taux de 2,7 %, etc. L’adjudicateur classe les offres, du taux le plus bas – le plus avantageux pour l’État emprunteur car signifiant la dépense la plus faible au fil des années – au taux le plus élevé  – le plus défavorable à l’État emprunteur. On additionne successivement les volumes offerts en commençant par l’offre dont le taux requis est le plus bas. Quand le total des volumes additionnés atteint le montant d’obligations que l’État voulait émettre, c’est-à-dire le montant qu’il voulait emprunter, on s’arrête et on constate quel est le taux d’intérêt que le dernier volontaire pris en considération était disposé à accepter, et l’on fixe le taux d’émission à ce niveau : tel sera le coupon de l’emprunt.

Voyons ceci sur un exemple très simplifié.  Quatre banques sont candidates pour souscrire à l’emprunt de 100 millions de florins du Grand-Duché de Gérolstein : la banque Universelle, qui est disposée à prêter 20 millions de florins à 2,5 %, la banque Générale, qui est disposée elle à prêter 50 millions de florins à 2,75 %, la banque du Grand-Duché qui s’engage à prêter 75 millions de florins, mais au taux de 3 %, enfin, la banque du Crédit National exige du 3,25 % pour les 50 millions de florins qu’elle est prête à investir.

L’emprunt est émis au taux de 3 %. Pourquoi ? Parce qu’en additionnant les offres de la banque Universelle, de la banque Générale et de la banque du Grand-Duché, le montant de l’emprunt envisagé est atteint. La banque Universelle se serait contentée de 2,5 %, mais à ce taux là, l’État ne parvient à emprunter que le cinquième de la somme espérée. Pour atteindre le million de florins, il faut passer sous les fourches caudines de la Banque Générale qui réclame 2,75 %, et de la banque du Grand-Duché qui exige elle du 3%. Au final, la banque du Grand-Duché aura prêté au taux qu’elle avait proposé mais seulement 30 millions des 75 millions de florins qu’elle envisageait de prêter (parce qu’avec les 30 additionnés aux 20 de l’Universelle et aux 50 de la Générale, on atteint le montant des 100 de l’émission). La banque Universelle et la banque Générale font elles une bonne affaire : elle se seraient contentées de récolter des taux plus bas (respectivement 2,5 % et 2,75 %) sur le prêt qu’elles consentent, mais obtiendront en réalité 3 %. Alors que la banque du Crédit National repart bredouille : elle s’est montrée trop gourmande en réclamant 3,25 % et du coup, n’a rien obtenu, c’est-à-dire, n’a rien pu prêter.

Les prêteurs éventuels, les « capitalistes », visent à obtenir le rendement le plus élevé, à un niveau spécifique de risque. Le risque en question est dit « risque de crédit », il porte sur le risque de ne pas voir le principal, le montant du prêt, remboursé, et les versements d’intérêts promis, ne pas se concrétiser. Si le risque devait augmenter, une prime de risque de crédit se verrait incluse dans le taux que les capitalistes exigent pour prêter, un principe qui vaut pour tous les instruments de dette, qu’il s’agisse de dette des entreprises, de crédit à la consommation ou de dette souveraine.

On l’aura compris, du point de vue de l’État émetteur, le coupon, le taux d’intérêt, est fixé lors de l’émission au niveau qui permet d’éponger l’offre. Lorsque la demande à l’adjudication est inférieure à l’offre, autrement dit si la somme totale de la demande ne suffit pas pour éponger l’offre, le rapport de force entre prêteurs et emprunteurs favorise les premiers qui sont en position de dicter le taux d’intérêt, pour autant bien entendu qu’ils soient conscients que la conjoncture est en leur faveur. Sinon, comme dans l’illustration, le rapport de force leur est défavorable, les prêteurs éventuels se concurrençant les uns les autres. Nous avons à faire ici, comme dans le cas du métayage, à des configurations où un rapport de force existe entre les parties en présence et la force ou la faiblesse de chacune d’elles est déterminée par le degré de concurrence régnant en son sein.

On suppose en général que pour constituer un prix (ou ici, un taux), l’offre et la demande se rencontrent sur un continuum, et les économistes ont l’habitude de représenter des configurations voisines comme se déplaçant le long de courbes continues. Rien n’est cependant plus éloigné de la réalité car une discontinuité doit le plus souvent rompre une telle bonne ordonnance. Dans le cas évoqué ci-dessus, un saut pourra être constaté entre les niveaux de coupon qui s’obtiennent quand l’offre est épongée en raison d’une demande forte et quand, au contraire, en raison d’une faible demande, elle ne l’est pas. Dans le premier cas, la concurrence entre les prêteurs éventuels fera baisser significativement les taux d’intérêt proposés, de peur pour chacun d’entre eux de se retrouver laissé pour compte – à l’instar de la banque du Crédit National dans notre illustration, tandis que dans le second cas, chacun étant assuré d’être servi, aucun candidat n’exerce de pression sur un autre et les taux proposés seront significativement plus élevés.

On a donc affaire ici à deux configurations entièrement distinctes : aucune continuité entre elles ne sera observée, on constatera au contraire un saut entre le niveau du coupon qui s’obtient quand la demande est supérieure à l’offre ou quand, au contraire, la demande est inférieure à l’offre.

(… à suivre)

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