LA RELIGION DES BOEUFS, par Jean-Claude Balbot

Billet invité

Sans doute sommes-nous quelques uns à avoir regardé avec surprise la vidéo mise en ligne sur ce blog le 21 avril 2014 par Léopard Blanc. Elle montre un troupeau de buffles attaqué par quelques lionnes qui, stratégie bien connue, isolent le plus faible de la bande pour en faire leur ordinaire. Il s’agit là du jeune veau d’une des mères qui, n’en pouvant mais, fuit avec le reste de sa bande. Nous nous apprêtons alors à suivre avec plus ou moins d’attention, suivant la sensibilité qui est la nôtre, la dévoration du veau illustrant la loi du plus fort et sous entendant le caractère naturel des lois de l’offre et de la demande et tout le fatras idéologique connexe (compétitivité, concurrence, canard boiteux, théorie du ruissellement, bonne gouvernance, l’homme loup pour l’homme…). Il y aurait beaucoup à dire et plusieurs fables à tirer de ces quelques minutes, en passant du rôle tenu par le crocodilien à celui tenu par la « caméra », et nul besoin d’invoquer Debord pour se poser quelques questions sur la place du « spectateur » dans cette affaire. La fin, plus intrigante car moins attendue, le sauvetage du veau par le retour des buffles, m’avait touché plus que d’autres sans doute. Je venais le matin même de poser les boucles d’identification aux oreilles d’un veau nouvellement né dehors dans un troupeau de vaches allaitantes. Il faut le faire tôt après le vêlage car passés les deux, trois premiers jours il devient plus difficile de se saisir d’un veau qui court nettement plus vite que vous et vous devez alors rentrer l’ensemble des bêtes à la contention pour le boucler. Cet exercice qui prend 2 ou 3 minutes tout au plus, est parfois impossible car certaines vaches ne vous laissent pas approcher le petit, quelques-unes allant même jusqu’à charger. D’ailleurs vous prenez toujours ce risque en traversant un champ où paissent paisiblement d’« inoffensifs » ruminants. Ce sont plus souvent les vaches qui chargent que les taureaux.

À ce moment là, aux yeux des vaches, je ne suis qu’un prédateur. À leurs oreilles aussi, et le moindre braiement  du veau attire au pas de charge l’ensemble du troupeau dans un bruit suffisant pour faire monter l’adrénaline et vous inciter à abréger la manipulation. « T’as tes boucles, ton nombril est propre, tes deux « cojones » biens accrochées (et c’était le cas ce jour là) allez trotte, va rassurer ta mère, gagner ta vie… et la mienne » .

Je m’étais bien à la longue forgé une morale à cette histoire mais je la gardais pour moi. Et puis le billet d’Ancestral et les réactions qu’il a suscitées m’amène à un rapprochement que je veux vous soumettre. Le rôle que nous envions dans la fable c’est bien toujours celui du Lion, « Roi des animaux », majestueux personnage, qui soit dit en passant n’est qu’un feignant bien établi qui attend à l’ombre que ses femelles le nourrissent. Rien ne nous incite à nous identifier au buffle, qui vit en troupeau, indistinct. Aucun réalisateur de documentaires animaliers n’éprouve le besoin de lui donner un petit nom au buffle. C’est au front du taureau que Balzac accroche la bêtise et le cliché traverse les âges. Il est l’emblème de la Foule aux comportements irraisonnés à laquelle nous ne souhaitons pas être assimilés.

Et si pour sauver nos enfants c’était pourtant là que se trouvait la solution ? Et si pour que la fille d’Ancestral ait un autre horizon que celui d’une existence attachée à la dette de la banque et à la chaise de jardin du « travail », si pour que nos enfants ne soient pas les proies des prêtres de ces religions féroces dont nous parle Paul, il nous fallait définitivement renoncer à être des lions, renoncer une fois pour toutes à nous comporter comme des individus pouvant le devenir ? Espérant le devenir ? Choisir les buffles ! Se comporter en buffle ! Se fondre et se confondre dans la Foule, se dire que la raison est là : sauver les enfants. Être pauvres ensemble, non pas par goût particulier pour la pauvreté, mais par certitude que l’appétit pour l’or condamne nos enfants et donne le monde aux grands truands qui gèrent le pays : les lions.

Pour cela il nous faudra retrouver l’endroit qui n’apparait pas sur cette vidéo, le lieu où se sont retirés les bœufs pour délibérer, estimer le réel rapport de force et agir en conséquence. D’où sont-ils revenus ces bœufs sauver leur enfant ?

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