La caverne numérique, par Pascal

Billet invité.

– Représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure aveugle, sans fenêtre, en forme de tour toujours plus haute, ayant pour toute relation avec le monde un réseau câblé de fibres optiques. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux un écran lumineux, la chaîne du profit les empêchant de tourner la tête. Les données leur viennent des profondeurs climatisées d’un data center, au loin en dessous d’eux. Entre le data center et les prisonniers passe un réseau complexe de câbles et de calculateurs. Imagine que dans ce data center on ait construit des ordinateurs avec des algorithmes fonctionnant à des vitesses surhumaines, pareil aux praxinoscopes dépassant la vitesse de la persistance rétinienne qui autrefois faisaient voir leurs merveilles.

– Je vois cela.

– Figure-toi maintenant sur des écrans rétro-éclairés des graphiques de toute sorte et des colonnes de chiffres, de pourcentages et d’indices en toute espèce de matière. Naturellement, parmi ces financiers, les uns parlent et les autres se taisent.

– Voilà, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

– Ils nous ressemblent, répondis-je. Penses-tu que dans une telle situation ils n’aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de la réalité que les ombres projetées sur la paroi cristalline de l’écran qui leur fait face ?

– Comment cela se pourrait-il s’ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ?

– Et pour les représentations numériques qui défilent n’en est-il pas de même ?

– Sans contredit.

– Mais, dans ces conditions, s’ils pouvaient se parler les uns aux autres, ne penses-tu pas qu’ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes en nommant ce qu’ils voient ?

– Nécessairement.

– Et s’il y avait aussi dans la prison une doctrine que leur renverrait l’écran qui leur fait face, chaque fois que l’un d’eux parlerait, croiraient-ils entendre une autre voix, à ton avis, que celle de la doctrine qui passe devant eux ?

– Non par Zeus.

– Assurément, de tels hommes n’attribueront de réalité qu’aux objets mathématiques fabriqués.

– De toute nécessité.

– Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la réalité. En faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les artéfacts numériques. Que crois-tu donc qu’il répondra si quelqu’un vient lui dire qu’il n’a vu jusqu’alors que de vains fantômes, mais qu’à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est, ne penses-tu pas qu’il sera embarrassé, et que les artéfacts qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu’on lui montre maintenant ?

– Beaucoup plus vrais.

– Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n’en seront-ils pas blessés ? N’en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu’il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu’un lui montre ?

– Assurément.

– Et si, reprise-je, on l’arrache de sa tour de verre fumé, par force, qu’on le fasse redescendre jusque devant la réalité sociale, et qu’on ne le lâche pas avant de l’avoir traîné jusqu’à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu’il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?

– Il ne le pourra pas, du moins au début.

– Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir à nouveau les objets et les contraintes du réel. D’abord ce seront les artéfacts qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.

– Sans doute.

– À la fin, j’imagine, ce sera le soleil, non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit, mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il est.

(merci Platon, merci Socrate)

 

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