En Chine, un « coagulant » civilisationnel très puissant : l’écriture idéographique (III), par DH & DD

Billet invité.

Nous avons gardé pour la fin l’aspect le plus important de l’écriture aux yeux des Chinois : son absolue sacralité. Survivance toujours très vivante de l’époque des inscriptions divinatoires, le caractère éminemment sacré de toute inscription justifie qu’on ait pu parler sans exagérer d’une véritable « religion du signe ». Rien n’est en effet plus précieux que les « quatre trésors du lettré » que sont l’encre, la pierre à la délayer, le pinceau et le papier et tout support où s’est inscrit de l’écriture se trouve en quelque sorte « taboué », ce qui implique de le traiter rituellement avec respect. C’est dans cette mesure que l’écriture est investie en Chine d’un véritable pouvoir et par là d’une efficacité dont personne ne doute : l’écriture ésotérique des talismans taoïstes commande aux armées d’esprits convoqués par le prêtre et leur impose d’agir selon son vouloir. Exemple plus banal, il est impossible de faire deux pas en Chine sans rencontrer sur un mur telle ou telle inscription propitiatoire (souvent l’idéogramme « Bonheur ») et on ne saurait imaginer un Nouvel An sans la traditionnelle décoration de porte : encadrant le mot central « Bonheur », disposées sur le linteau et symétriquement des deux côtés, les « sentences parallèles », expressions conventionnelles fleuries et poétiques appelant sur la maisonnée tous les bienfaits imaginables.

L’écriture est un tel concentré de puissance que c’est elle qui, littéralement, confère le pouvoir quand elle est gravée sur un sceau, principal symbole de la dignité impériale. Tout empereur de Chine devait se montrer bon calligraphe, preuve, surtout s’il était mandchou (dynastie des Qing 1644-1911), qu’il maîtrisait les codes de la culture chinoise. C’est par les mots que traçait son pinceau, et qui seraient ensuite gravés pour défier le temps, qu’il harmonisait l’espace chinois lors de ses tournées et visites en y semant des signes tangibles du pouvoir conféré par le Ciel : impossible de dénombrer les inscriptions d’une impériale main qui sanctifient tel flanc de montagne ou autre site emblématique sur tout le territoire. Mao n’a pas dérogé à la règle : sa calligraphie, toujours très présente en Chine et pas seulement dans des hauts lieux révolutionnaires, est réputée pour diffuser une telle vitalité et un tel degré d’impétueuse volonté qu’elle n’est pas loin de passer pour magique !

La calligraphie reste encore aujourd’hui l’Art avec un grand A, celui qui surpasse tous les autres et on pourra mesurer l’hermétisme (à nos yeux de barbares) de ce sommet de la culture chinoise quand nous ajouterons que l’excellence véritablement indépassable dans la discipline est incarnée par Wang Xi zhi (312-379), calligraphe hors pair toujours objet d’une absolue vénération au XXIe s. On mesurera encore mieux l’insondable profondeur de « l’exception culturelle » à la chinoise quand nous aurons ajouté que la totalité des œuvres de Wang Xi zhi a disparu sous les Tang (au VIIIe s.) et qu’il n’en reste que les copies de ses émules et le prestige intact de son inatteignable génie.

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