Le « Brexit » et les présidentielles de 2017 en France, par Michel Leis

Billet invité.

Le référendum sur le maintien ou non de la Grande-Bretagne se rapproche à grands pas, le camp favorable à la sortie progresse fortement dans les derniers sondages (à l’heure où j’écris ces lignes, l’inadmissible et dramatique assassinat de la députée travailliste Jo Cox pourrait influencer les résultats). Vu de France, on aimerait se réjouir du grand coup de pied dans la fourmilière européenne, mais quand on regarde les arguments qui ont fait mouche durant cette campagne, on peut aussi légitimement s’inquiéter pour le débat présidentiel de 2017.

Synthèse du FT.

La Grande-Bretagne est très en pointe dans les politiques libérales depuis l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher. Ses successeurs ont poursuivi ces politiques, quelle que soit leur couleur politique. Les prélèvements fiscaux sont inférieurs au reste de l’Europe, en particulier pour les revenus du capital et l’impôt sur les sociétés. Les dépenses sociales y sont aussi inférieures, on note un poids croissant des systèmes d’assurance privés. Dans le même temps, la City a été favorisée par un accès libre à l’Europe et aux confettis d’Empire convertis en paradis fiscaux (Guernesey, îles Vierges britanniques, îles Caïman…). Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres.

Évolution prélèvements fiscaux

Évolution dépenses sociales

Poids du secteur financier dans l’économie (base 100 = 1995)

Évolution taux impôts sur les sociétés

(Sources : OCDE)

Si la Grande-Bretagne est en pointe dans la religion féroce, les réalités sociales sont beaucoup plus sombres. Les marqueurs de l’inégalité progressent, le coefficient de GINI avec 0,351 est le plus élevé d’Europe de l’Ouest (il est supérieur de 15 % à la France, et de 21 % à l’Allemagne). Le taux de chômage officiel à 5.1 % recouvre des réalités peu reluisantes : obligation de reprendre un emploi où le salaire peut être en forte baisse au-delà d’un certain nombre d’offres, contrat 0 heure, explosion de la mise en invalidité (+ 52,4 % depuis 1985). Les dépenses d’invalidité représentent plus aujourd’hui que les dépenses de chômage. Là encore, ce ne sont que des exemples parmi d’autres.

À cet aspect social s’ajoute une dimension géographique. Le Nord industriel n’a toujours pas récupéré des politiques menées dans les années 80, le taux de chômage y est bien plus élevé que dans le Sud du pays, l’espérance de vie y est inférieure de 3 ans. Dans le même temps, Londres et le Sud du Royaume-Uni concentrent l’activité économique : le taux de chômage y est plus bas, mais le prix moyen de l’immobilier dans le grand Londres (12.000 € le m2, beaucoup plus encore en centre-ville) précarise les classes populaires et moyennes. Les dépenses sociales consacrées aux politiques du logement sont celles qui ont le plus augmenté : +997 % dans les 35 dernières années !

Voilà pour l’état des lieux : celui d’une ligne libérale pure et dure. Dans le même temps, la ligne de fracture entre partisans du maintien et partisans de la sortie ne recouvre pas un découpage classique par parti politique, mais plutôt celles des rapports de force.

Dans le camp du maintien : le mariage de la carpe et du lapin. Le soutien sans enthousiasme du parti travailliste n’est que le constat d’une incapacité à faire entendre sa voix malgré son récent virage à gauche : l’UE dresse encore quelques garde-fous dans le domaine social face à des politiques libérales encore plus agressives que celles de l’UE. À l’opposé, la fraction du parti conservateur qui se range derrière David Cameron pour le maintien représente plutôt les intérêts d’entreprises dominantes, largement internationalisées (en particulier la City).

Les partisans du « Brexit » ont quant à eux réussi à imposer leur thème de campagne. L’autre fraction du Parti conservateur et Ukip ont défendu un souverainisme économique qui s’adresse avant tout aux entreprises ayant du mal à faire face aux exigences des entreprises dominantes sans pour autant remettre en cause la logique actuelle. Ils ont promis une prospérité économique dans un contexte qui reste celui du libéralisme. Faut-il s’en étonner ? Si le discours est populiste, le personnel politique de Ukip est largement issu des élites, avec une part significative de transfuges du Parti conservateur. Ukip a aussi réussi à imposer l’immigration comme l’autre thème central des débats. La thématique de l’immigration a fait mouche dans le grand public : dans la propagande du Brexit, les immigrés bénéficient d’aides massives, ils prennent les emplois des Anglais, ils encombrent les services publics, un air de déjà vu dans d’autres pays.

Cette campagne a révélé les lignes de fractures sociales et géographiques sous-jacentes de la société britannique. Dans l’un des derniers sondages (The Economist), les régions du Nord qui subissent de plein fouet la crise votent à 46 % pour la sortie, de même que les plus pauvres qui soutiennent le « Brexit » à 54 % (44 % pour la moyenne nationale). Le message adressé tout au long des débats qui ont précédé le référendum est plus qu’inquiétant. Le libéralisme est entré dans les têtes. La stratégie des boucs émissaires et l’instrumentalisation de l’immigration comme thème de campagne ont fonctionné parfaitement dans les classes moyennes et populaires. Ce débat tronqué ne peut que renforcer la conviction chez les thuriféraires de la religion féroce qu’il n’y pas d’alternatives.

Il ne faut pas se leurrer : en cas de « Brexit », au-delà du discours volontairement apocalyptique des partisans du maintien, il est probable que le Royaume-Uni finira par obtenir des concessions de l’Europe et trouvera un terrain d’entente avec un accord préservant l’essentiel pour les classes dominantes : la libre circulation des capitaux et des marchandises. Le cours de la livre sterling ne s’effondrera pas, son statut de porte d’entrée vers des paradis fiscaux, le poids de la City dans les transactions internationales sauvera la mise.

L’impact des débats autour de ce référendum dépasse largement les frontières du Royaume-Uni. Dans le débat électoral franco-français d’avant 2017, certains au FN pourraient en tirer de bien mauvaises leçons. Ignorant volontairement les composantes territoriales et sociales, ils pourraient considérer que la stratégie des boucs émissaires se suffit à elle-même, permettant d’évacuer le débat social évoqué par Paul Jorion dans son temps qu’il fait du 13 mai 2016, l’objectif serait de tuer tout débat dans la campagne électorale qui s’annonce.

La question du chômage est prétendument réglée au Royaume-Uni, la répartition inégalitaire des richesses et des efforts est en constante progression, la précarisation des classes moyennes et populaires est une réalité quotidienne… La question du souverainisme économique telle qu’elle a été posée en Grande-Bretagne porte bien plus sur les rapports de force entre les entreprises et la répartition du profit. Le souverainisme économique vendu comme la panacée au FN ou dans certains partis de gauche n’est porteur de rien, sauf s’il s’inscrit dans un véritable projet social. On en est très loin.

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