L’écriture chinoise à travers un exemple : le caractère « WEN », par DD & DH

Billet invité.

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Le caractère « wen » peut nous offrir un exemple assez parlant du fonctionnement de la langue chinoise. Voyons d’abord ce que nous fournit le Grand Dictionnaire de l’Institut Ricci à cette entrée et examinons les différents sens du mot :

Sens 1, le plus proche de la graphie qui donne à voir un entrecroisement de lignes, celui de « lignes ou veines naturelles » (celles du bois ou de la pierre). Ou aussi celui de « tatouage« .

Sens 2, celui précisément de « caractère chinois graphique » (quand il est non décomposable). Ce sens rappelle l’origine divinatoire de la pseudo-proto-écriture chinoise : celle des premiers signes graphiques, notés sur l’écaille de tortue soumise aux brûlures du poinçon, afin d’y faire apparaître (par de bien réelles fissures de l’écaille) les » lignes » de force à l’échelle cosmique (pour s’y appuyer ou s’en défier) d’une situation à un moment donné, celui évoqué par la question posée. Ce sens 2 s’élargit à celui de « langue, langage » (qui, dans ce cas, inclut la langue parlée)

Sens 3, celui de » pièce écrite », « texte« , d’où celui de « littérature » en général

Sens 4, celui de « culture, connaissances et civilisation« , notions si fortement imbriquées les unes dans les autres qu’elles sont indissociables. Il peut s’opposer alors, dans le sens de « civil » à l’idée de la chose militaire et guerrière exprimée par « wu » (opposition classique des deux faces de la royauté telle qu’on la retrouve chez les 2 rois emblématiques, le roi Wen auquel succéda son fils, le roi Wu, qui fondèrent la Dynastie des Zhou en -1121).

Sens 5, celui d’élégance, raffinement, beauté formelle. Apanage des gens cultivés.

Sens 6, celui d’harmonie, qui n’est qu’une sorte de résultante des sens précédents.

Ce parcours des sens du mot « wen » peut nous guider vers quelques notions essentielles : un rapprochement entre le sens 1 et le sens 4 fait apparaître en effet quelque chose de fondamental, à savoir qu’en Chine « nature » et « culture » non seulement ne s’opposent pas, mais, nées à la même source, restent intriquées, l’une, la culture, étant la forme quintessenciée et aboutie de l’autre, la nature. Civiliser l’homme, ce n’est pas le tirer vers le haut pour l’extraire d’un prétendu « état de nature » (sauvage, disons-nous), c’est au contraire développer et épanouir au mieux sa nature dans son étroite corrélation au Ciel-Terre et aux souffles vitaux. La nature est en l’être humain comme la racine de toute vie et il importe de « nourrir ce principe vital » (en chinois « yang sheng« , B-A-BA d’une bonne hygiène de vie, mais aussi de la morale et de la sagesse, signes de haut degré de civilisation). C’est la même nature qui, au dehors, l’englobe et lui impose, c’est la condition du vivre, une obligatoire symbiose. Le travail d’éducation qui, seul, civilise (via la maîtrise de l’écriture, la morale et les rites) s’apparente à celui du tailleur de pierre et du lapidaire qui détectent la nature interne invisible de leur matériau à travers les veines qui affleurent pour épouser le dessein de la nature en faisant apparaître les dessins secrets de la pierre, pour en faire, la travaillant et la polissant, un objet de culture.

Nous trouvons chez Léon Vandermeersch (in « Les deux raisons de la pensée chinoise. Divination et idéographie » Biblio. des Sciences Humaines Gallimard NRF 2013) l’étymologie du mot « wen » : c’est à l’origine le pictogramme d’un tatouage porté sur la poitrine servant de marqueur d’un rang social insigne. Cette valeur d’ »insignité » est présente dans de nombreuses expressions où intervient comme épithète le terme « wen » qui en vient même à désigner ce qui est la caractéristique « insigne », remarquable et valorisante de certains animaux : par exemple, nous dit Vandermeersch, les rayures colorées du pelage sont le « wen » du tigre et sont « wen » du léopard les ocelles de sa robe. Où l’on a la confirmation que le mot « wen » peut recouvrir à la fois le sens de « culture » et celui de « nature ». Vandermeersch poursuit en citant Liu Xie (465-522), auteur du traité « De l’esprit sculpteur de dragons de la littérature« , lequel explique (nous citons Vandermeersch)  » que l’insignité de l’homme parmi les dix mille êtres tient à ce que, grâce au génie de Saints en union avec le Dao, du mythique Fuxi à Confucius, une langue graphique transcendantale, dévoilant le « supraphénoménal » a suppléé aux insuffisances de la parole, inapte à dépasser l’expression triviale de l’infraphénoménal ». Pour Liu Xie, la littérature est ainsi « le wen du Dao », c’est-à-dire « l’insigne expression graphique de la Raison transphénoménale des choses ». (…) En somme, la littérature est à l’homme ce que les rayures de son pelage sont au tigre, ce que le bruit du vent dans les feuilles est à la forêt, et cela, non pas par métaphore, par corrélativité. Tout est beauté littéraire dans le cosmos : les fleuves et les montagnes, les arbres et les fleurs, les dragons et les phénix, la marche des étoiles et le cours des saisons, tout exprime le Ciel qui, lui, se tait. Mais la forme la plus élaborée de la beauté cosmique (le « wen » stricto sensu) est l’apanage de l’humain : c’est la littérature (le « wen » stricto sensu). C’est pourquoi la culture chinoise confère à la littérature un statut qu’elle n’a dans aucune autre culture. »

(Nous ajoutons pour plus de clarté : le premier « wen stricto sensu » est bien sûr à entendre au sens 1 et le second est très explicitement pris au sens 4.)

L’idéographie a hérité sa puissance de ses origines divinatoires : elle a gardé le pouvoir de révéler ce qui est à la source du train où va le monde et de nous dévoiler l’essence des choses. C’est pourquoi tout écrit, même en apparence insignifiant, est sacré : l’idéogramme (« wen » au sens 2), dans l’existence matérielle qu’est son tracé (sur papier, sur soie ou sur bambou) est corrélé aux lignes de force (« wen » au sens 1) du cosmos tout entier.

C’est pourquoi l’exercice de calligraphie/recopiage fortement suggéré aux membres du Parti pour le 95e anniversaire n’avait pas pour seul but, comme on pourrait le croire, de graver la Charte du Parti dans toutes les têtes. Il en appelait aussi sans doute à la vertu d’efficacité qu’a tout écrit de se brancher sur la dynamique céleste pour faire advenir ce qui est écrit. 88 millions de fois 15 000 caractères (3 fois le « Laozi » quand même !), ça fait énormément de « wen« (au sens 2) et un pas, qui se veut de géant, vers la réalisation bienfaisante d’un « wen« (au sens 4) socialiste régénéré (programme qui peut valoir de lui sacrifier sa nuit de noce, non ?). On va pouvoir en juger sur pièces… En attendant, il doit y avoir quelque chose qui cloche dans la détention du « Mandat de l’Histoire » sinon la crue du Yangzi, habituelle en cette saison, ne causerait pas les épouvantables désastres de ce début de mois de juillet !

b wen

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