Les marchands de doute (2010) de Naomi Oreskes et Erik M. Conway (VI) Le réchauffement climatique (la prise de conscience : 1965 – 1988)

Un résumé de Les marchands de doute (2010) de Naomi Oreskes et Erik M. Conway (Le Pommier 2012), par Madeleine Théodore.

Le réchauffement climatique allait devenir « la mère de tous les enjeux environnementaux », parce qu’il frappait à la racine même de l’activité économique : l’utilisation de l’énergie.

Aujourd’hui, les climatologues, à l’exception d’une petite poignée d’entre eux, sont convaincus que le climat se réchauffe et que les activités humaines en sont la cause principale. Et pourtant, beaucoup d’Américains demeurent sceptiques (en 2009, 57% seulement pensent que c’est le cas).

Il y a 150 ans, le physicien John Tyndall établit pour la première fois que le CO2 est un gaz à effet de serre, c’est-à-dire qu’il piège la chaleur dans la basse atmosphère et l’empêche de s’échapper dans l’espace. C’était pour lui un constat mais au début du 20ème siècle, le géochimiste Svante Arrhenius comprit que le CO2 émis dans l’atmosphère suite à l’utilisation des combustibles fossiles pouvait perturber le climat de la Terre et l’ingénieur Guy Callendar réunit les premières données empiriques montrant que l’effet de serre était peut-être déjà mesurable. Dans les années 1960, les scientifiques américains commencèrent à avertir nos dirigeants politiques du problème mais ils ne parvinrent pas à prendre des mesures en conséquence.

En 1965, le président du Conseil scientifique de Lyndon Johnson demanda à Roger Revelle, directeur de l’Institut océanographique Scripps, de faire un rapport sur les conséquences possibles du CO2 quant au climat. Le résultat fut la courbe de Keeling, un collègue chimiste de Revelle, montrant la croissance régulière du CO2 avec le temps, courbe pour laquelle Keeling reçut la médaille nationale de la science. Al Gore la rendit célèbre dans son film : « Une vérité qui dérange ».

Roger Revelle insista dans son rapport sur l’effet qu’il considérait comme le plus net, à savoir l’augmentation du niveau des mers. Il n’y eut pas de réaction politique.

Dans les années 1970, le climat devint une réelle préoccupation en raison des famines liées à la sécheresse en Afrique et en Asie qui soulignaient la vulnérabilité des ressources alimentaires mondiales. Ces famines produisirent aussi une envolée des prix agricoles à travers le monde.

Elles furent remarquées par les membres du Jason, un comité de scientifiques de premier plan, qui décidèrent de se pencher sur la question du dioxyde de carbone et du climat. Pendant deux étés, ils établirent un modèle climatique qui montra qu’un doublement de la concentration atmosphérique de CO2 par rapport à sa valeur préindustrielle (environ 270 ppm) provoquerait une augmentation de la température de surface de 2,4° C. Le réchauffement serait plus important aux hautes latitudes. Dans leur modèle, le réchauffement allait de 10 à 12°C, un effet énorme.

Le fait que c’était une étude de Jason déclencha une certaine émotion dans les cercles de la Maison Blanche. Jule Charney, météorologue le plus réputé en Amérique, fut chargé d’évaluer le rapport Jason. Il invita deux modélisateurs du climat connus, Syukuro Manabe et James Hansen. Ils établirent qu’un doublement de CO2 ferait augmenter la température de 3°C. Au delà d’un facteur 2, on observerait un réchauffement supérieur à 3°C. Il existait cependant des mécanismes naturels susceptibles de freiner le réchauffement, mais ils ne parviendraient pas à l’empêcher s’il était substantiel.

Il était difficile de dire quand les changements auraient lieu, en partie parce que cela dépend de la façon dont les océans absorbent la chaleur, dont leurs eaux se mélangent (mieux elles se mélangent, plus la chaleur se distribue dans les eaux profondes, plus le réchauffement de l’atmosphère est lent). Les conséquences étaient très préoccupantes : cela voulait dire qu’il serait difficile de montrer que le réchauffement climatique était enclenché, alors qu’il l’était déjà, et que lorsqu’il serait possible de le prouver, il serait trop tard pour l’arrêter.

Les responsables politiques voulaient des réponses sur les échelles de temps et avant que le rapport Charney ne soit publié, le Bureau de la Maison Blanche pour la science et la technologie demanda plus d’informations à l’Académie nationale des sciences. Une étude fut présidée par Thomas Schelling, un économiste, et était effectuée par Revelle, Nierenberg, et George Bundy, conseiller pour la sécurité nationale. Elle déboucha sur une lettre écrite en 1980 à l’Académie.

Schelling se concentra sur un aspect du problème peu étudié et compris : les implications sociales et politiques du réchauffement. D’après lui, les responsables politiques ne devaient rien faire d’autre que financer davantage de recherches. Le changement climatique changerait simplement la distribution des zones climatiques sur la Terre, et il suffirait de déplacer les populations. L’adaptation serait la meilleure réponse. Le temps ne pressait pas et pendant ce temps, le prix du combustible fossile augmenterait et donc leur usage diminuerait. Il ne fallait pas réguler.

Le Congrès se préoccupait aussi du changement climatique. La loi nationale sur le climat de 1978 avait établi un programme national de recherche sur le climat, et Abraham Ribicoff, sénateur du Connecticut, grâce à un amendement à la loi, fut à l’origine d’une autorisation donnée à l’Académie nationale des sciences d’entreprendre une étude complète du CO2 et du climat.

Un comité se mit en place en octobre 1980, présidé par Nierenberg dont l’origine de la nomination est obscure. Au contraire des vues de John Perry, directeur au Bureau de la recherche climatique de l’Académie, qui voulait une revue des conclusions et de la pertinence des travaux existants, Nierenberg voulait que l’Académie fasse une évaluation de tous les aspects du problème. Il nomma parmi les experts, Schelling et William Nordhaus, un économiste de Yale.

Alors que d’habitude les rapports de l’Académie sont rédigés collectivement, relus par des experts, puis signés par les auteurs, comme pour le Résumé pour décideurs, dans ce cas cela ne se passa pas ainsi. Le Comité ne put se mettre d’accord sur un texte complet. Il y eut cinq chapitres signés par des scientifiques, détaillant la probabilité d’un changement climatique d’origine anthropique et deux chapitres signés par des économistes sur les impacts des émissions et du climat. La synthèse penchait du côté des économistes, pas du côté des scientifiques.

Le chapitre de Revelle sur l’augmentation du niveau des mers signalait la possibilité d’une désintégration de la couverture de glace de l’ouest de l’Antarctique, entraînant l’invasion par les océans de grandes parties des États de Floride et de Louisiane et une grande partie des principales villes du monde.

Le temps pour arriver à ce désastre pouvait aller de 200 à 400 ans, mais des effets de moins grande ampleur pourraient se manifester bien plus tôt. Si la température augmentait de 2 à 3°C d’ici au milieu du siècle, la dilatation thermique provoquerait à elle seule une augmentation du niveau des mers de 70 cm, auxquels il faudrait ajouter 2 mètres vers 2050 si la couverture de glace venait à se réduire.

C’était très grave : l’augmentation de CO2 affecterait le climat, l’agriculture et les écosystèmes. Cependant, dans leurs rapports, les économistes disaient le contraire, en insistant sur l’incertitude, et en suggérant d’imposer de façon permanente une forte taxe carbone, ainsi qu’une adaptation à un taux de CO2 élevé, et à une température mondiale élevée. De plus, ils supposaient que les changements sérieux étaient si lointains qu’on pouvait en fait les ignorer. Ils ajoutaient qu’il n’était pas juste de singulariser le CO2 pour lui accorder une considération particulière. A la base de ces principes il y avait l’actualisation des flux comptables, qui ferait penser qu’on peut « minimiser » les coûts lointains. Certains effets climatiques se régleraient par des migrations.

En vérité, les migrations historiques de masse se sont accompagnées de souffrance de masse, et les gens se sont déplacés sous la contrainte et la menace de violences. D’énormes flux de réfugiés se produiraient lorsque de vastes territoires auraient perdu la capacité de nourrir les gens. À coup sûr, s’en suivrait une période de troubles.

Malgré le caractère partial du rapport, privilégiant le point de vue des économistes, il fut utilisé par la Maison Blanche pour contrecarrer le travail effectué par l’EPA, dont les deux rapports concluaient qu’il fallait prendre des mesures immédiates pour réduire l’utilisation du charbon. Les officiels du département de l’Énergie avaient dit aux membres de l’Académie qu’ils n’approuvaient aucun scénario « catastrophe », spéculatif, alarmiste. Certains économistes, cependant, depuis 1960, considéraient que la Terre n’a pas une capacité infinie à résister aux pollutions. En 1988, deux événements cruciaux se produisirent : le premier fut la création du GIEC (Panel sur l’évolution du changement climatique ) et le second fut l’annonce, par Hansen, modélisateur du climat et directeur de l’Institut Goddard d’études spatiales, que le réchauffement climatique anthropique avait déjà commencé. Une campagne systématique de dénigrement fut mise en place l’année suivante.

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