La fin de la rue ? par Timiota

Billet invité.

Alors que la capitalisme nous invite à méditer sur des conglomérats certes très concrets mais peu accessible au quidam, ou encore sur des réalités assez abstraites du quotidien, comme la signification de la propriété privée, le « lieu commun » au sens propre qu’est la rue nous aide à former des regards différents : Les métamorphoses de la rue forment un continuum intéressant et un filon qui peut révéler les mutations en puissance si on en suit la trace.

La rue a d’abord comme logique aux temps reculés d’être le lieu commun d’un ensemble d’habitation dans un esprit de protection commune, derrière des palissades ou des murs de pierres.

Chez les antiques, on trouve des plans ordonnées autour des temples, mais ce sont les Latins qui pousseront au plus haut la logique « monumentale » de leurs prédécesseurs grecs et autres, avec les grands axes que sont le Decumanus et le Cardo. Mais hors de ces axes qui répondent aux besoins latins « de stabilité spatiale » (je pense aux Lares et aux Pénates…), pas de grand principe de planning local, un bric à brac d’innovations venus des Grecs ou des Étrusques (cuniculum), et dans la rue des activités en tout genre (relire Astérix, les Lauriers de César de mémoire).

Le moyen-âge revient à la rue « telle quelle » : il n’a aucune pensée pour la perspective, malgré les cathédrales gothiques : il s’agit de faire une sacrée maison de Dieu, qui en impose comme telle, mais pas du tout de la rendre « belle dans l’axe de la grande avenue ». Les quartiers autours de la cathédrale sont grouillants et minimalement fonctionnels, sans plus. C’est que la « stabilité spatiale » n’est plus la question dans l’occident chrétien, pour lequel le point suprême de référence est spirituel/religieux, c’est l’Europe des abbayes qui structure le moyen-âge.

Suivant Richard Sennett (La conscience de l’oeil, Ed. Verdier), la rue n’est re-pensée comme perspective à l’échelle de la ville qu’en fin du XVIème siècle à Rome, quand le pape Sixt V retrace des grands axes (via del Popolo…). C’est autre chose que le Decumanus et le Cardo du plan romain, qui n’avaient pas comme but propre la perspective de toute la ville, mais au fond son inscription dans du « tellurique ». Les voies romaines droites, en tranchées dans le tuf en Ombrie ou Latium (Norchia, …) parlent plutôt pour moi d’une perception spatiale (« Thales m’a tuer ») que d’un besoin esthétique, que le pape Sixt met en avant.

La rue change donc de statut, et la vie qu’on y mène évolue peu à peu.

Au XVIIIe siècle, l’afflux rural (pas encore l’exode) est un phénomène de fond, avec la croissance démographique globale et encore plus celle des villes. Quel « code de conduite » adopter dans une rue où celui qu’on croise est de plus en plus souvent un inconnu ? Richard Sennett, dans « les Tyrannies de l’intimité » suggère que l’afflux d’étrangers dans les villes crée un mode d’interaction favorisé par ailleurs par les bourgeois, fait de respect silencieux. Mais qui du coup est un « non-code » : si on ne fait presque rien, quel est le code ? (le code vestimentaire s’estompe aussi en parallèle à cette époque).

Cette question du « code » dans une rue qui n’est plus un lieu d’activité de plain-pied mais un lieu de passage sur un long trajet quotidien parmi des inconnus reste aujourd’hui d’actualité dans un autre contexte, celui de nos « cités difficiles » qui formatent les enfants qui y grandissent en les déviant du code « standard » des autres lieux.

Pour revenir au XVIIIe/XIXème siècle, le respect silencieux est aussi ce qui s’impose dans les théâtres, au nom de la supériorité esthétique de l’artiste (ce qui aurait fait rigoler les spectateurs de Shakespeare 200 ans plus tôt). Au XIXe siècle déjà, en terrasse au café, on ne peut apostropher son voisin que pour une assez bonne raison, la règle est de ne pas importuner, et c’est encore ainsi aujourd’hui (heureusement qu’il reste le PMU dirait Guy Konopnicki). L’absence de code clair favorisera, suivant Sennett, l’émergence des « névroses » : angoisse du jugement des autres, notamment pour les femmes (3 jupons au lieu de 5  = demi-mondaine ou pas ?).

Et les activités là-dedans  ? Les activités qui étaient visibles dans l’échoppe de rue elle-même se replient dans les cours, arrières-cours (cas particuliers : les « pollueurs » : tanneurs, bouchers, qui sont éloignés collectivement pour raison sanitaires…). Et au XVIIIe déjà les activités vont dans des ateliers-usines. Ainsi la rue n’est plus un lieu de l’agir visible (sinon commun), mais un lieu de « téléologie » commune, l’espace où l’on s’insère juste pour viser un autre lieu. Quel autre lieu ? Un lieu « transparent » où le « faire » serait enfin clair ? Pas vraiment : La tour de verre, au XXème siècle est la réalisation d’un lieu transparent où l’on ne voit pas ce qui se fait.

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