Max Weber : Confucianisme et taoïsme II. Vassaux en Europe, hauts fonctionnaires en Chine

En Chine, le pouvoir est exclusivement patrimonial : exercé du haut vers le bas. Les dirigeants de provinces ne sont pas comme en Europe des vassaux dont le charisme est essentiellement militaire mais de hauts fonctionnaires accédant à leur rang par un système d’examens unifié au niveau de l’empire, de plus, leur affectation varie au fil de leur carrière. En Chine, les rébellions sont motivées par des inefficacités conjoncturelles du système vécues comme des injustices, mais sans remise en cause du cadre général. En Europe, les rébellions remettent en cause le pouvoir venu d’en haut, tandis que les révolutions instaurent, de manière souvent irréversible, des pouvoirs ayant émergé de la base.

Confucianisme et taoïsme (1915 ; Gallimard 2000) par Max Weber
Résumé du livre par Madeleine Théodore

II. Les bases sociologiques : État féodal et État prébendier.

Le système politique en Chine n’était pas lié d’abord à la seigneurie foncière. Les deux sont nés de l’État des lignages.

Au centre se trouvait l’Empire du milieu, le territoire intérieur du roi, directement administré par le souverain vainqueur, par l’intermédiaire de ses fonctionnaires. Ceux-ci étaient rattachés à des territoires « extérieurs » de plus en plus nombreux, dominés par les princes tributaires et dans l’administration desquels l’empereur intervenait dans la mesure où l’exigeaient le maintien de son pouvoir et les intérêts qu’il avait aux tributs attachés à ce pouvoir.

En Occident, le caractère héréditaire du fief ne fut que le résultat d’un développement, dans le cadre d’une société déjà solidement structurée par l’appropriation du sol et toutes les possibilités de gain issu des échanges. En Chine, c’était l’appartenance à des parentèles nobles qui qualifiait selon le rang traditionnel de la famille, pour un fief de fonction d’un rang déterminé. Ainsi ce n’était pas le fief lui-même qui était héréditaire, mais le droit à un fief d’un rang déterminé, droit que donnait le rang héréditaire de la parentèle. Il s’agissait d’un État de lignages.

Après la suppression de la sous-inféodation et le passage à une administration de fonctionnaires, survint une hiérarchie des prébendes, laquelle fut nettement codifiée, par le biais des prébendes en terre et prébendes en rentes, selon les charges. L’importance des lettrés augmenta de façon perceptible. Ceux-ci menaient souvent une vie errante de cour en cour, ayant le sentiment de former une classe homogène.

Les princes et leurs conseillers, lettrés spécialisés du rite, devaient lutter avant tout contre leurs propres arrière-vassaux, dont la rébellion les menaçait du même sort que celui qu’ils avaient réservé à leurs propres seigneurs. La lutte entre les principautés réduisit progressivement leur nombre à un cercle de plus en plus petit d’États administrés de façon rationnelle. En 221, le prince de Ts’in parvint en tant que premier empereur à annexer toute la Chine à l’« Empire du milieu », c’est-à-dire à la soumettre à l’administration de ses propres fonctionnaires. Un ordre bureaucratique rigoureux fut mis en place, avec une ouverture des charges à tous et un avancement en fonction du mérite et de la faveur. Toute inféodation du pouvoir politique fut interdite. L’établissement d’une hiérarchie fixe des charges accrut les chances de promotion des fonctionnaires de basse extraction. L’aristocratie de culture des lettrés ne cessa de lutter contre l’administration des favoris propre au sultanisme oriental pur, conjurant le nivellement des ordres et l’autocratie absolue.

Du début du 18ème siècle jusqu’au début du 20ème siècle, les gouverneurs furent assujettis à un tribut forfaitaire fixe. C’étaient ces gouverneurs provinciaux qui concluaient les contrats avec les puissances étrangères.

Le moyen très efficace qu’utilisa le patrimonialisme (pouvoir venant d’en haut) chinois pour empêcher que les fonctionnaires ne s’émancipent de leur pouvoir fut l’institution des examens et de la distribution des charges en fonction des qualifications acquises par la formation, au lieu de la naissance et du rang acquis par héritage.

La terre publique, l’impôt obligatoire, la corvée coexistèrent dans la continuité tout en entretenant des relations variables. Le développement de l’impôt foncier connut deux tendances : la première étant la conversion en redevances monétaires, qui s’est étendue à toutes les autres charges, la seconde étant la transformation en un impôt de répartition, en un tribut contingenté fixe qui était réparti entre les provinces selon une règle déterminée, conformément à l’Édit de 1713, initiateur du nouvel épanouissement de la Chine au 18ème siècle. En liaison avec ce contingentement des impôts et ses conséquences – abandon du recours aux corvées, du passeport obligatoire, des contrôles sur les choix professionnels, sur la propriété immobilière et sur l’orientation de la production, la pacification de l’Empire entraîna une augmentation énorme de la population : entre le milieu du 17ème siècle et la fin du 19ème siècle, elle passa de 60 à 350-400 millions environ.

C’est alors que se développa le désir de gain des Chinois mais sans que se rencontre la moindre ébauche d’une évolution vers le capitalisme moderne. Il y eut à ce phénomène des causes économiques aussi bien que mentales. En ce qui concerne celles-ci, il faut examiner le statut du fonctionnaire. Celui-ci répondait auprès du gouvernement central provincial de la livraison d’un montant de redevance déterminé. De son côté, il couvrait presque tous les coûts de son administration avec les redevances, c’est-à-dire avec les impôts et les redevances qu’il avait réellement levés, et il gardait pour lui le surplus : ce que l’on nomme la fixation de l’impôt foncier, en 1713, fut en fait la capitulation de la politique financière de la couronne au profit de ceux qui détenaient des prébendes publiques.

Les dépenses personnelles des fonctionnaires n’étaient pas distinguées des dépenses administratives. Ainsi, le gouvernement central n’avait aucune vue d’ensemble des revenus bruts réels des diverses provinces et circonscriptions, le gouverneur provincial n’en avait aucune de ceux des préfets, etc.

Les fonctionnaires avaient deux moyens d’augmenter leurs recettes. Tout d’abord, ils pouvaient prélever un supplément pour le coût de la collecte d’impôts, au moins 10%, et pour le non-respect des délais de paiement. Ensuite, ils pouvaient convertir l’impôt de nature en impôt monétaire.

Deux différences surgissent par rapport à l’Occident : en Chine, il ne s’agissait pas de fiefs mais de prébendes. De plus, contrairement à nos contrées, le fonctionnaire inscrit au budget était librement révocable et mutable, il devait même être muté à brefs intervalles pour la préservation du pouvoir politique de l’administration centrale et pour le respect d’une chance accordée à chacun. Ce statut provoqua chez les fonctionnaires une cohésion interne, établie sur un mode très autoritaire. Toute intervention dans leur administration voyait se dresser contre elle l’ensemble des fonctionnaires, déterminés à défendre l’ordre acquis et à lutter contre les réformes. De ce traditionalisme naquit le particularisme des provinces, c’est en ce point que résidait en Chine l’obstacle absolu à une rationalisation de l’administration de l’Empire à partir du centre, ainsi qu’à une politique économique unifiée. En Occident, au contraire, il existait des puissances fortes capables de rejeter les liens du pouvoir patrimonial, manifestées lors de cinq grandes révolutions décisives : en Italie aux 12ème et 13ème siècles, aux Pays-Bas au 16ème siècle, en Angleterre au 17ème siècle, en Amérique et en France au 18ème siècle.

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