Max Weber : Confucianisme et taoïsme VI. En Chine : ni prophètes, ni juristes, ni savants

La Chine n’a pas connu de grande conversion des mentalités sous l’influence d’un prophète. La religion d’État, axée sur l’ici-bas, était l’affaire des fonctionnaires. Le bonheur était lui aussi dans l’ici-bas, l’âme se dissipant après la mort. Le bien-être matériel n’était pas dévalorisé mais considéré comme l’encouragement principal à un comportement moral. L’absence d’intérêts capitalistes puissants a réduit la justice à un exercice théocratique de la bienfaisance. Les facteurs ayant conduit en Occident à l’apparition du savant et de l’artiste détenteur d’une « science » de l’art, étaient eux aussi absents en Chine.

Confucianisme et taoïsme (1915 ; Gallimard 2000) par Max Weber
Résumé du livre par Madeleine Théodore

VI. L’orientation confucéenne de la vie.

La religion

Jamais l’âme chinoise n’a été révolutionnée par un prophète. Le pouvoir, de type « césaro-papiste », a eu pour seuls adversaires des féodaux, et non des prophètes. Les personnes privées ne priaient pas : l’officier du rite – un lettré – et surtout l’empereur pourvoyaient à tout, eux seuls pouvaient le faire. Le rationalisme intellectualiste méprisait profondément les religions tant qu’il n’en avait pas besoin pour influencer les masses. Les cultes des grandes divinités du ciel et de la terre étaient une affaire d’État. Ils étaient assurés non par des prêtres mais par les détenteurs du pouvoir politique eux-mêmes. Le rationalisme de la bureaucratie patrimoniale a cependant accepté un ensemble de cultes spécialisés dans la strate populaire, cultes magiques et cultes de héros, qui coexistaient sans forme de système.

Il y eut combinaison entre la légitimité de la puissance des fonctionnaires et le minimum absolu d’un pouvoir autonome, détenu par des puissances supraterrestres ainsi que leurs représentants sur terre, et susceptible de faire concurrence aux fonctionnaires. La langue ne connaît pas de mot particulier pour « religion ». On trouvait tout d’abord la doctrine, ensuite des rites sans que l’on distinguât s’ils étaient de nature religieuse ou conventionnelle. Le rapport au religieux conservait en ce contexte un sens orienté vers l’ici-bas. Le confucéen orthodoxe accomplissait ses rites en vue de la destinée de l’ici-bas, afin d’obtenir longue vie, enfants et richesse ; dans une faible mesure, il visait le bien-être des anciens eux-mêmes mais en aucune manière il n’agissait en vue de sa propre destinée dans l’au-delà. L’âme se volatilise après la mort, Dieu constitue un « corps » (un fluide dépourvu de forme) dans lequel l’esprit humain, qui est d’une essence analogue, se dissout à nouveau au moment de la mort, laquelle représente pour l’individu une « extinction ».

Il n’y avait aucun intérêt pour des valeurs et pour des destinées transcendantes, la politique religieuse de l’État consistait à étatiser l’activité culturelle, à laisser agir le corps des prêtres-magiciens. L’extase, l’ascèse faisaient défaut, elles apparaissaient comme des éléments de désordre et d’émotion irrationnelle. Le confucianisme ignorait l’expérience de la qualification religieuse ainsi que l’état de grâce. Il défendait un principe d’égalité entre les hommes. Ce n’était pas la naissance qui était décisive mais la culture, laquelle était accessible à tous. Chacun devait chercher en lui-même la raison de ses succès ou de ses échecs. L’homme était bon en soi, le mal pénétrait en lui de l’extérieur, par les sens, et les différences de qualité signifiaient des différences dans le développement harmonieux de l’individu. L’homme de qualité voulait savoir que son nom serait honoré après sa mort, mais uniquement pour des raisons personnelles.

Au plan de ces principes, seule la situation dans la vie différenciait les hommes. Une même situation économique et une même éducation les rendaient identiques, y compris du point de vue du caractère. Le bien-être matériel, contrairement à la conception chrétienne, n’était pas une source de tentations mais au contraire le principal moyen de promouvoir la morale. Il n’existait par ailleurs aucun droit naturel venant sanctionner une quelconque sphère de liberté personnelle de l’individu. La langue ne connaissait pas de mot pour « liberté ». Pour finir, il n’a existé qu’une institution qui fût entourée de barrières relativement sûres : la propriété privée des biens matériels. Sinon, il n’existait pas de droits de liberté garantis par la loi. L’État respectait le droit à la terre et favorisait l’égalité par ses magasins. La propriété et le gain posaient parfois problème mais ne s’inscrivaient pas dans une éthique sociale individualiste incluse dans un droit naturel comme en Occident. Le but ultime restait que la possession fût la plus largement répandue dans l’intérêt d’une satisfaction individuelle.

Le droit

Il n’existait pas en Chine de corps de juristes, parce qu’il n’existait pas d’avocats, au sens occidental. Le juge chinois émettait un avis en tenant compte de la qualité concrète de la personne et de la situation concrète, selon l’égalité et en fonction du résultat concret, sans suivre de règles formelles.

Notre rationalisation du droit dans l’Occident moderne a résulté de l’action conjointe de deux puissances : d’abord de l’intérêt capitaliste pour un droit, ensuite du rationalisme des fonctionnaires propre aux pouvoirs d’État absolutistes. Or le patrimonialisme chinois n’a eu affaire, depuis l’unification de l’Empire, ni à des intérêts capitalistes puissants et impossibles à juguler, ni à un corps de juristes autonome. Ainsi la pratique judiciaire conserva les caractéristiques propres à la justice théocratique de bienfaisance.

Outre le développement d’une « logique » philosophique et d’une « logique » théologique, il a manqué aussi le développement d’une « logique » juridique, ainsi que l’épanouissement d’une pensée naturaliste systémique.

La science et l’art

La science naturelle de l’Occident est une combinaison de formes rationnelles de pensée qui ont grandi sur le terrain de la philosophie antique. Le grand art « expérimental » de la Renaissance a été le fruit du mariage de deux éléments : du savoir-faire empirique des artistes occidentaux et de l’ambition de l’art rationaliste, chez les artistes, d’acquérir pour leur art une signification d’éternité et pour eux-mêmes une valeur sociale, en hissant leur art au même rang qu’une « science ». Ce dernier élément a constitué précisément la spécificité de l’Occident. Ensuite, des intérêts économiques et techniques propres à l’économie de l’Europe du Nord, avant tout des besoins propres à l’exploitation minière, ont aidé les forces intellectuelles à introduire l’expérimentation dans la science naturelle.

Au contraire, l’art chinois n’a connu aucune de ces incitations à une ambition rationaliste et l’esprit combatif de la classe dirigeante a débouché tout entier dans la concurrence, qui a étouffé tout le reste, entre les prébendés et les lettrés diplômés. De plus, le développement relativement restreint du capitalisme industriel n’a pas permis en Chine les récompenses économiques qui sont nécessaires pour passer d’une technique empirique à une technique rationnelle. Le résultat fut que le corps des fonctionnaires à qui rien ne venait faire concurrence a pu exprimer sa prise de position intrinsèque face à la vie dans un rationalisme pratique qui lui était propre et créer une éthique qui lui était congruente, limité seulement en cela par la prise en compte des puissances de la tradition qui se manifestaient au sein des parentèles et dans la croyance aux esprits.

Conclusion

Cette situation a eu pour résultat le confucianisme orthodoxe. La domination de l’orthodoxie a été le produit de l’unité de l’empire universel théocratique avec sa réglementation de la doctrine, établie par les autorités. Depuis la consolidation de l’unité, au début de notre ère, on ne trouve plus aucun penseur indépendant. Il ne reste plus que les luttes entre confucéens, taoïstes et bouddhistes, jusqu’à ce que la domination des Mandchous ait valorisé définitivement l’orthodoxie confucéenne.

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