Une méthode pour comprendre « notre homme », par M. de R.-A

Billet invité.

Monsieur,

Vous demandez que penser de brèves remarques proférées par un autocrate et à propos d’un singulier personnage que j’appellerai ici, par souci de simplicité, « notre homme », parce que je crois que cela lui correspond bien. Vous verrez que la plupart de mes considérations, marquées du sceau de l’évidence, ne viennent là que pour appuyer celles de vos autres lecteurs. Je me satisfais à l’idée que vous ne déciderez de les livrer à la publicité qu’à la condition que vous y aurez malgré tout trouvé quelques apports dignes d’être qualifiés d’originaux.

Tout d’abord, vous me permettrez sans doute de rappeler que si, bien légitimement, l’esprit doit s’exercer à la critique et ne pas prendre pour vrai tout ce qu’il plait à un autocrate de déclarer, tout aussi bien, ce serait se fier à une bien mauvaise maxime que de rejeter toutes ses énonciations comme étant nécessairement fausses ou trompeuses. Le siècle qui nous précède a bien amplement montré, au rebours, que les tyrannies ne trompaient utilement personne sans y mêler quelques vérités, habilement éclairées selon ce qu’elles avaient le dessein de persuader ; on a nommé cela propagande quand on se proposait de berner des peuples. Au fond, et semblablement, qui serait assez fou pour croire tout ce que nos gazettes rapportent et aussi fou pour rejeter l’une d’elle définitivement sous prétexte qu’elle aurait, tel ou tel jour, plus lourdement tenté de nous tromper que la veille ? La plupart de vos lecteurs trouveront, à raison, ce petit préambule bien fade, mais enfin, je me persuade qu’il sera utile à certains autres.

Voilà autre chose, dont tant d’esprits pourtant affûtés s’avisent moins, qui pourtant est comme la trame subtile qui soutient nécessairement ce qui précède : à mesure que le peuple devenait sujet, on veut dire, ce que l’Ancien Régime ne permettait pas, acteur de l’Histoire, et nous en sommes encore à ce moment historique, malgré tout, il fallait bien aussi qu’il devienne objet, à manipuler, à influencer, à guider là où on veut l’amener. En somme, tant que l’on nous trompe, c’est encore que l’on nous compte pour quelque chose. Et l’on ne nous trompe pas n’importe comment. Tout discours peut bien être faux, ou pas, nous ne le saurons pas avant de l’examiner, il faut encore qu’il soit proféré par quelqu’un pour quelqu’un. Qui parle ? Et à destination de qui ? Ce seront de plus sûrs appuis, et bien éprouvés, que peut se proposer l’honnête homme, qui cherche à distinguer son chemin, à s’orienter, et à tenter d’avancer dans le genre de pénombre qui remplit nos paysages, dans les temps qui sont les nôtres.

L’autocrate est sorti du rang ; il a servi dans les emplois de la guerre de l’ombre ; à l’aide de talents forgés à une telle aune, et si particuliers, et certainement par appétit personnel, il s’est frayé un chemin vers les fonctions suprêmes qu’il occupe. Par goût et par nature, rien de ce qui relève de ses anciens emplois, le trouble, le caché, ne lui est étranger, ni même indifférent. Ici, il est d’autant plus fondé à se prononcer sur le sujet en question, notre homme, puisque précisément sa nation l’abrite. Ancien militaire, ancien espion, autocrate, il s’exprime en tant que tels, car ce sont des manteaux qui une fois revêtus ne vous quittent jamais.

L’autocrate, on le sait bien, fait feu tout azimut, avec les moyens dont il dispose : concussion, prévarication, chantage, manipulation, influence d’opinion. Tout est bon en ce genre, il a été formé à cela, cela l’a mené là où il est maintenant. C’est aussi qu’il ne peut se permettre de mener tant d’opérations militaires concrètes, à l’ancienne, sur le terrain ; seulement aux marches de son Empire, de manière calculée. Mais il n’en n’a pas non plus besoin : il n’est tout de même pas assez rustique pour se persuader que l’époque soit à jouer à un jeu où l’on gagne en renversant toutes les pièces qui gênent, et pour y mettre les siennes, en les exposant par là-même et en n’étant plus libre de leurs mouvements. Il regarde l’Afghanistan, et il sait.

Contraindre le mouvement des autres pièces, les amener là où on veut, pour qu’elles gênent les autres, ou pour qu’elles servent. Point besoin de grand dessein calculé qui dicterait chaque action ; la partie est longue, ce qui est insignifiant et annexe aujourd’hui servira demain ; au contraire, être constamment mobile rend le jeu peu lisible à l’adversaire, qui doit en permanence interpréter ; c’est là en somme tout le Grand Jeu de notre temps. L’autocrate ne dédaigne donc pas même employer la promotion publicitaire bon marché à cette fin. Tout est bon, on l’a dit. On se moque à Paris ou à Londres de ses postures ? Peu lui importe, il sait bien à quoi s’en tenir quant à cette masse informe que l’on nomme « opinion internationale ». Aurait-il tort de se priver de chercher à passer pour bonhomme et affable, aujourd’hui en cocher conduisant son propre fiacre, quand son adversaire historique en est déjà rendu là où il en est ? Nous voyons nos maîtres, et il sait que nous n’avons rien pour nous réjouir de la comparaison. Sommes-nous, dans notre petit réduit, bien significatif de cette « opinion internationale » ? Nous avons encore trop tendance à le croire. Passe-t-il tout autant pour un autocrate grotesque à Djakarta, Niamey, Santiago ? L’avenir sera un meilleur juge, gageons que l’autocrate voit loin.

Voyons enfin ce qu’il a à nous dire, en tant que ce qu’il est. L’autocrate nous dit qu’il ne pense pas que notre homme soit un traître : entendons-le bien, c’est un jugement technique, d’homme de l’art. Il n’a pas trahi son pays au profit d’un autre. Il n’a pas communiqué d’informations à un autre pays qui aurait pu être utilisées de manière néfaste à sa nation, à ses concitoyens. Ses interventions sont publiques. Ce n’est donc pas un espion, ce n’est pas un traître au sens technique du terme. L’autocrate précise néanmoins que notre homme n’aurait pas dû faire ce qu’il a fait, qu’il aurait dû démissionner. Cela peut sembler contredire la proposition précédente, mais c’est un jugement technique encore, et qui sent bien évidemment d’abord le militaire, formé à obéir et se taire. Néanmoins, il n’est pas qu’un ancien soldat, il est aussi un autocrate, il doit gouverner, en fait en disant cela il manifeste son gouvernement. D’une part, c’est assez flagrant, parce que cela vaut comme une consigne publique à ses subalternes, point besoin de s’appesantir là-dessus. D’autre part, il vaut la peine de le noter, parce qu’il dit bien autre chose que ses homologues qui s’illusionnent ou tentent d’illusionner avec des mécanismes d’autocontrôles, des processus internes pour signaler des problèmes à sa hiérarchie et autres calembredaines. L’autocrate ne pense pas qu’il puisse exister de tels systèmes autorégulateurs, cela ne semble même pas lui traverser l’esprit. On voudra bien admettre sans doute que son expérience de première main, aux postes qu’il a occupés, dans le régime précédent, l’a bien instruit sur ce point. Et pourtant, il doit gouverner : une armée, des services de renseignement, un gouvernement, une bureaucratie, et tout cela pléthorique, où les ordres se déforment en descendant, où les frictions et les pertes d’énergie rendent quantité d’actions inopérantes, contre-productives, où l’on complote pour renverser son supérieur, avancer dans la hiérarchie, où l’on trafique des influences, des avantages, des marchandises détournées, et enfin où l’on n’a à disposition, pour tenir tout cela ensemble, nulle faribole mythologique qui vaille la peine d’être mentionnée. Et pourtant, il parvient à gouverner. Cela doit faire songer. C’est dit pour faire songer.

À quoi ? À rien, vraiment ? N’est-il que d’en rire ? Voyez plutôt la suite. L’autocrate acquiesce, notre homme a raison, la surveillance a été poussée trop loin. N’est-ce pas que le voilà pris à mentir grossièrement ? Le voit-on se priver, lui, entre tous, d’en faire autant, pire et mieux ? Et ne sommes-nous pas bien placés pour nous en divertir sereinement, nous, entre tous, à l’abri de nos libertés publiques, défendues avec la rigueur, le soin, la transparence, la compétence que l’on sait, par le personnel politique qualifié et de confiance que l’on nous donne ? Car enfin, si jamais on nous surveillait en masse, nous en serions les premiers informés, n’est-ce pas ? Les services secrets de l’autocrate se conforment à la loi ? Ah ! il fait la loi comme il l’entend, il peut donc donner des assurances très certaines à ce propos ! Chez nous, en revanche, la loi est très claire : on ne peut pas espionner des citoyens sur leur sol national, sauf activités suspectes. Voilà qui est bien défini, bien cadré, point de place pour l’interprétation, les conflits sémantiques. Qui voudrait imaginer que les communications électroniques qui transitent par un serveur à l’étranger, comme c’est le cas pour la quasi-totalité, puissent être collectées en masse tout en respectant la loi ? Qui pourrait s’inquiéter que l’on puisse en toute légalité sous-traiter à n’importe quel pays allié des basses besognes, que l’on n’a pas le droit de faire mais dont on a tout de même le droit de s’informer, comme en passant ?

Mais voici le coup de grâce, la conclusion définitive de l’homme de l’art, toute compétence comprise : on ne doit pas espionner à tort et à travers, seulement ses inféodés. Sinon, on sape la confiance de tous et en retour on s’endommage soi-même. La leçon est claire. Utilitaire sans aucun doute, elle vise à son propre interdit bien compris. Elle s’articule pourtant autour d’un mot qui dit tout, qui juge, qui tranche, qui n’est pas là pour rassurer, incroyable ironie : la confiance ! Croira-t-on qu’il plaisante ? Mais c’est le secret affiché en plein jour ! Comme la lettre volée de Poe, on passerait sur la suscription anodine, pour peu qu’on ouvre pourtant, on y lirait de quel genre de pouvoir il parle et quel genre de pouvoir il exerce, comment il dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. Derrière ce mot de confiance, il y a le facteur humain. À quoi bon le pouvoir si c’est pour l’exercer sur une machinerie qui fonctionne toute seule. Terrible illusion d’ailleurs, elles se grippent, elle se coincent toujours les organisations humaines. Tout surveiller, tout analyser, tout connaître, voilà la méthode de l’échec, uniquement quantitative.

Au contraire, il faut qu’il y ait du jeu, du mouvement, il y aura toujours du jeu, du mouvement. Un homme peut se réveiller, dévoiler le pot aux roses, pour le vendre ou même juste par principes, comme notre homme. C’est inévitable, c’est humain. Quel interdit y a-t-il à placer un surveillant derrière chacun ? Qui surveillera le surveillant ? Une machine pour régler la question ? Fatale illusion. S’en servir bien sûr, et pas qu’un peu, mais s’y fier ? Elle ne saura jamais comment orienter le mouvement, le faire servir, s’en emparer, le détourner, le faire aller à la roue. On s’oppose, on crie dans la rue ? Parfait ! On arrête bien sûr, on manifeste la main de fer, il en faut, obéir ou se taire, c’est ce qu’on affiche. Et en même temps, on suscite un autre mouvement d’opposition, à sa botte, et puis on infiltre, on retourne, on scissionne, on divise. Des nigauds qui s’agitent ? Des oligarques qui se rebiffent ? On sévit là où il faut, le reste ira là où on lui dira, là où on l’attirera, là où il croira aller de lui-même. Qu’ils publient donc une feuille de chou, on saura qui ils sont. Qu’ils s’exilent, on saura tirer les fils qui les rattachent à la mère patrie. Et sinon, une fois de temps en temps, on supprime le problème. Mais pas tout le temps, il faut qu’il en subsiste toujours quelque chose, un peu d’espoir, un peu de confiance qu’une discussion est possible, que la situation peut s’arranger, qu’on puisse obtenir quelque chose, que l’adversaire n’est pas inhumain. D’où la mise en scène, les poses de matamore. Le grotesque même est calculé. Oh oui, l’autocrate gouverne. Mais qu’est-ce d’autre que gouverner ? Et qu’est-ce donc qu’un gouverné ? Quelqu’un qui se satisfait de penser que, chez lui, au moins, pour ce qu’on en sait, ça n’a rien à voir et finalement on n’y est pas si mal ?

Bien à vous,

M. de R.-A.

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