À la croisée des chemins, par DD & DH

Nous sommes arrivés à la croisée de chemins dont il est fort probable qu’un seul d’entre eux puisse encore mener vers un « quelque part » vivable à l’horizon du dernier tiers du siècle. La toupie folle du monde capitaliste dans sa course au toujours plus de croissance et de consommation, donc d’agressions et de dégâts irréversibles à l’encontre du vivant fait en permanence un boucan d’enfer qui abrutit notre raison. Dans ce tintamarre garder les yeux ouverts et la matière grise en état d’alerte relève de l’exploit. Nous avons donc beaucoup de mal à accepter de prendre conscience de l’enjeu. Seule dans la cacophonie et l’inertie générales, la Chine tente de donner le « la » de la raison en adaptant sa réaction à la mesure du problème : à sa façon bien sûr, par un effort collectif orchestré d’en haut sous la houlette d’un PCC à poigne. Rien ne garantit qu’elle parviendra à résoudre cette équation à dix ou douze inconnues, mais, dans un contexte international amorphe, essayer est déjà un challenge à saluer (ce que fait Paul Jorion avec une malicieuse et imperturbable logique) ! Nous ne reviendrons pas sur la route que la Chine choisit d’emprunter puisque nous l’avons déjà évoquée précédemment. Mais cette route-là ne figure pas sur nos cartes d’état-major et il nous répugne a priori d’y poser le pied ! Tous ses panneaux de signalisation sont en effet, si on y regarde bien, de nature à susciter ici des hoquets de répulsion : on peut y lire « Parti communiste », « Président autoproclamé à vie », « absence d’élections », « Peine de mort », « Opposants en prison »… bref, un itinéraire à éviter à tout prix ! Nous poussons donc des cries d’orfraie et, calés dans nos fauteuils, nous décidons d’attendre qu’on (qui « on » ? personne ne sait, mais qu’importe !) nous ouvre une déviation ou une voie de délestage plus conformes à nos valeurs et plus douces à nos semelles ! Sauf que l’heure tourne et que la course est un « contre la montre » !

Reconnaissons que la Chine a le bon goût de ne rien nous prêcher. Dieu merci, elle agit sans nous attendre. Avec les moyens et les méthodes du bord, en appliquant, fidèle à son pragmatisme habituel, de très vieilles recettes qu’elle actualise tout en ménageant (quand même) les impératifs de son développement. Il faudra juger sur pièces… si on en a le temps. On nous dira que la Chine a la taille requise pour une entreprise de cette ampleur et que nous ne l’avons pas. Mais le changement d’échelle vers ce XXL requis n’était-il pas l’un des objectifs de l’Europe à sa création ? Or voyons-nous qu’elle ait à ce jour élaboré une quelconque stratégie dans ce domaine ? Bien loin de là : empêtrés dans nos institutions byzantines et ligotés par les diktats des lobbies, nous nous présentons sur la ligne de départ du 110 mètres haies qui nous attend les deux jambes entravées dans un sac ! Inutile de dire que nous ne sauterons aucun obstacle. Cette défaite annoncée sera d’autant plus cuisante que nous nous sommes longtemps posés en donneurs de leçons, le prêchi-prêcha au reste de l’univers étant un sport où nous excellons ! Cela dit, il est vrai que nos leçons sont très belles, chargées d’Histoire, gorgées d’humanisme, riches en émotions altruistes et hautement dignes d’être mises en œuvre. La liberté menant le monde coiffée du bonnet phrygien, le drapeau brandi à la conquête d’une fraternelle égalité, la proclamation forte du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes nous sont consubstantiels et y renoncer est ressenti, à assez juste titre, comme suicidaire. S’immoler pour ne pas renoncer à des idéaux sublimes est sans doute une des plus belles et glorieuses impasses offertes par ce carrefour de la croisée des chemins où nous en sommes. Une mort en alexandrins façon Corneille : Et puisqu’il faut mourir, mourons sans nous renier ! Sauf que la débandade et le sauve-qui-peut général qui salueront les premières grosses catastrophes climatiques ôteront probablement un peu de sa superbe à notre drapé Comédie Française !

Il est peut être utile à ce point de notre propos de revenir brièvement et à très gros traits (car le sujet est vaste et complexe) sur les raisons qui peuvent éclairer les itinéraires divergents de la Chine et de l’Occident. La divergence principale donnant lieu à polémique tient dans le mot « liberté ». La pensée chinoise n’a pas rencontré ce concept et continue à ne pas souhaiter l’importer, tandis que nous nous obstinons à vouloir le lui vendre ! A notre grand dam, ce refus est raisonnable car il est probable que le corps social chinois en l’état ne supporterait pas la greffe : il n’est pas mithridatisé contre les éventuelles nocivités de l’implant ! Pour mieux comprendre comment une pensée peut ne jamais croiser une notion, ici celle de « liberté », prenons le problème à l’envers et voyons comment et par quels canaux la notion s’est infiltrée de très longue date dans nos propres constructions idéologiques. Disons d’entrée de jeu que la liberté ne peut pousser que sur un terreau où l’individu est l’objet d’une reconnaissance, donc cesse ipso facto d’être objet pour devenir sujet. Dans la Grèce antique, l’Athénien a ce statut parce qu’il est citoyen et les philosophies nées en Grèce ou dans son orbe vont toutes explorer et délimiter la gamme des attributions de ce sujet supposé doté de raison et responsable de sa conduite individuelle et sociale. Parce que le christianisme hérite de cette conception, il va devoir au fil des siècles affronter et tenter de résoudre le problème nouveau du « libre arbitre » : dans la main de Dieu, son créateur et juge tout puissant, quelle est la marge de liberté, donc de responsabilité personnelle, accordée à l’individu chrétien ? Les monothéismes nés d’une « révélation » sont par nature peu perméables à l’idée de liberté et placent volontiers le fidèle dans la main d’un Dieu impérieux dictant une loi d’airain. Mais le Nouveau Testament a ouvert la porte à la liberté de conscience par le truchement d’un Dieu incarné dans l’humain. Le christianisme aura à en payer le prix en cristallisant longuement toutes les interrogations sur la liberté au point d’en être lentement rongé et de voir se fendre son armure. Les libertins d’abord, puis les philosophes des Lumières vont en faire voler les jointures en se libérant purement et simplement de Dieu comme d’un accessoire superflu. On notera que ce mouvement d’émancipation progressive permettant en Europe une « sortie » de la religion dominante (et opprimante !) n’a été possible que parce que, depuis le XIVème siècle, un autre processus était à l’œuvre : des groupes d’individus s’étaient mis à travailler peu à peu la pâte sociale en aspirant à la reconnaissance d’un statut privilégié. Ces embryons de bourgeoisie issus de la classe des commerçants et des banquiers firent de la liberté un levier pour négocier l’octroi de chartes et faire des villes de la fin du Moyen Age des bastions de la libre entreprise. Le capitalisme en germe.

SI nous jetons maintenant un œil sur la longue tradition chinoise, nous constatons qu’ aucune des cases sine qua non pour l’éclosion de la liberté n’ y est cochée ! Pas d’individu ou sous une forme si peu autonome qu’il reste invisible dans 99% des cas, la famille et le clan régis par les ancêtres garantissant seuls la conduite de son existence et imposant strictement les conventions sociales auxquelles il doit se plier. Il va de soi que les notions de sujet et de responsabilité s’y évaporent et n’y subsistent qu’à l’état gazeux ! Autre divergence : la Chine n’a, à proprement parler, aucune religion. Une foule de croyances mélangées et un joyeux fatras de pratiques cultuelles, certes, mais aucun dogme (fondement fermement établi auquel nous-mêmes identifions une « religion ») ! Pas de dogme, pas de dogmatisme ! Pas de verrou, pas de désir d’émancipation ! Et bien sûr aucun équivalent des Lumières. Les « philosophes » chinois, nourris au confucianisme, sont des mandarins et, en tant que fonctionnaires, leur raison d’être est de servir le Pouvoir ! Quant aux marchands chinois qu’on sait dotés d’un grand talent dans leur négoce, leurs ambitions ont toujours été de s’assurer de la « face » plutôt que de la liberté, donc de voir leur progéniture décrocher la timbale des concours mandarinaux.

Voilà donc (pardon pour les raccourcis de cette évocation plus que sommaire !) ce que contiennent nos sacs à dos respectifs à cette croisée des chemins où nous nous retrouvons. Jugerons-nous ces contenus définitivement incompatibles ou regarderons-nous en face qu’arrivés à ce point de rencontre par des routes divergentes, nous n’avons pas d’autre solution que de cheminer désormais ensemble sur la voie jugée conjointement la plus praticable ? Il ne s’agit pas d’arriver le premier : il n’y a pas de podium au bout du trajet ! L’enjeu est la survie de notre espèce. A l’heure de sonner la diane, celui qui parlait de liberté et celui qui n’en parlait pas enfin à l’unisson ?

« Et tous les deux disaient qu’elle / Vive et qui vivra verra. »

Note 

On aura reconnu les citations présentes dans les deux textes : La rose et le réséda, écrit en mars 43 et inséré dans le recueil « La diane française » (1944) par Louis Aragon.

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