Le Monde – Le jour où Agatha Christie disparut… et attendit qu’on la retrouve, le 8 août 2019

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Le jour où Agatha Christie disparut… et attendit qu’on la retrouve

Le 4 décembre 1926, Agatha Christie, fille de Frederick Miller, riche agent de change new-yorkais, épouse du colonel Archibald Christie, autrice déjà célèbre de romans policiers âgée de 36 ans, disparaîtrait pendant onze jours de son domicile à Sunningdale dans le Berkshire, à une quarantaine de kilomètres au Sud-Ouest de Londres. Quand elle réapparaîtrait le 14 décembre, dans le Yorkshire, à plusieurs centaines de kilomètres de là, il serait question d’amnésie : la malheureuse ne se souvenait de rien, et ignorait en particulier pourquoi elle s’était enregistrée dans l’hôtel où elle était descendue sous le nom de Teresa Neele. L’interrogation demeure aujourd’hui : comment expliquer ces onze jours d’absence ?

De nombreux ouvrages ont été consacrés à cette mystérieuse disparition, et plusieurs romans ont pris l’intrigue pour prétexte. Un épisode de la série de science-fiction britannique drolatique « Dr. Who » suggéra qu’Agatha Christie avait été enlevée par des extra-terrestres. Le scénario du téléfilm Agatha and the Truth of Murder (2018) supputa qu’elle avait enquêté secrètement aux côtés de Scotland Yard durant ces onze jours, mettant sa perspicacité au service de la police pour l’aider à élucider un meurtre.

Le seul semblant d’explication, très incomplète, que la romancière offrit jamais, ce fut lors d’un entretien avec le Daily Mail en 1928. Elle déclara alors que roulant sur le rebord d’une carrière le 3 décembre 1926, la veille de sa disparition, « … la pensée me vint de m’y précipiter. Ma fille étant à mes côtés dans la voiture, j’en ai cependant écarté aussitôt la pensée. Cette nuit là, je me suis sentie affreusement malheureuse. Je n’en pouvais plus. J’ai quitté la maison dans un état d’extrême tension nerveuse, imaginant un acte désespéré… Au moment où j’ai atteint l’endroit où il me semblait que se trouvait la carrière, j’ai fait quitter la route à la voiture, dévalant la colline en sa direction. J’ai lâché le volant et laissé le véhicule poursuivre sa course. La voiture a heurté quelque chose, il y a eu un soubresaut, puis elle s’est arrêtée. J’ai été projetée contre le volant et ma tête a heurté quelque chose. Jusqu’à cet instant j’étais Mme Christie ».

La dernière phrase est bien sûr ambiguë : elle peut signifier que le choc provoqua une amnésie, précédée dans ce cas d’une excellente mémoire de ce qui se passa juste avant, elle peut aussi être l’aveu d’une décision soudaine de changer d’identité. Quoi qu’il en soit la romancière se retrouverait le lendemain à 370 km de là, ayant dans sa valise, entre autres, une robe de bal. Venant d’elle, on n’en saurait jamais plus.

En fait, la chronologie des événements, telle que la rapporte Tina Jordan dans un article du New York Times en date du 11 juin, « When the World’s Most Famous Mystery Writer Vanished », accompagné de nombreuses coupures de journaux d’époque, permet de reconstituer la suite des événements.

Voici mon hypothèse : ayant appris l’infidélité de son époux (et l’on sait aujourd’hui qu’au moment où elle quitte son domicile, son mari est parti rejoindre sa maîtresse, Nancy Neele), Agatha Christie met au point un plan diabolique à l’image de ses romans : elle va « disparaître », s’enregistrer dans un hôtel sous le nom de la maîtresse de son époux, puis faire en sorte qu’il soit extrêmement aisé de la retrouver : elle enverra dès son arrivée une lettre à son beau-frère, frère du mari, expliquant qu’elle s’est retirée « dans une station thermale du Yorkshire ». Elle sera bientôt découverte et son mari infidèle, humilié, le nom de sa maîtresse s’étalant à la une des journaux.

Las ! On la laisserait poireauter et c’est elle qui finirait par se lasser, probablement à court de liquidités. Elle réapparaîtrait, prétendument amnésique, mais effectivement au « Hydro » de Harrogate [le Swan Hydropathic Hotel], le meilleur hôtel de la station thermale la plus huppée du Yorkshire, reconnue affirme la légende par un joueur de banjo physionomiste appartenant à l’orchestre de l’hôtel.

Pourquoi ne l’a-t-on pas retrouvée malgré l’aisance avec laquelle il aurait été possible de le faire ?

L’explication la plus vraisemblable est que Scotland Yard a délibérément cherché midi à quatorze heures par considération envers le colonel Christie, personnalité très en vue, un militaire monté en grade durant la guerre de 14-18 et ayant préparé et promu l’exposition de l’empire Britannique de 1924 et 1925 par des voyages en Afrique du Sud, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Canada.

L’actualité récente permet d’étayer une hypothèse de ce genre. Lorsque le 21 juin un reporter du quotidien The Guardian contacte la police en vue d’obtenir une version des faits qui ont conduit à son intervention au domicile que Boris Johnson, fer de lance du Brexit et aujourd’hui Premier ministre, partage avec sa compagne, Carrie Symonds, les voisins s’étant inquiétés d’un tapage suggérant des violences conjugales, celle-ci nie dans un premier temps être intervenue, jusqu’à ce que le numéro de référence du dossier et l’immatriculation des véhicules l’oblige à reconnaître les faits. La discrétion de la police entourant les frasques de personnalités semble toujours de mise, au Royaume-Uni comme ailleurs.

Quels arguments en faveur d’un Scotland Yard battant le beurre d’intention délibérée ? Le fait que l’information selon laquelle le beau-frère d’Agatha Christie avait reçu d’elle le 7 décembre une lettre faisant mention d’un séjour « dans une station thermale du Yorkshire pour se reposer et suivre un traitement » avait été remplacée dans la presse trois jours plus tard par celle de deux lettres brûlées : l’une adressée au mari (on n’imagine que trop bien de quoi elle pouvait parler – Scotland Yard ferait allusion au fait que l’option du suicide y était évoquée), l’autre, celle au beau-frère dont on avait soudain oublié son contenu ; il serait même spécifié le lendemain 11 décembre, en totale contradiction avec l’information du 7, que la lettre ne contenait « aucune indication quant à ses déplacements ».

Certains dans la presse se souviendraient opportunément au moment de la réapparition d’Agatha Christie de la mention d’une station thermale du Yorkshire dans la lettre au beau-frère et se gausseraient de la police qui avait organisé le 9 décembre, et à nouveau le 11, des battues motorisées spectaculaires avec meutes entières de chiens de diverses races (« y compris des bâtards », dixit), et le renfort d’un fox-terrier appartenant à la romancière elle-même, guidé par son maître : le mari éperdu.

Conan Doyle, ignorant les techniques pourtant éprouvées de son héros Sherlock Holmes, mais très sensible au surnaturel, convaincu en particulier de l’existence des fées, consulta un medium à qui il avait transmis sans autre précision un gant de sa consœur. Celui-ci entendit aussitôt le nom « Agatha », ajoutant que la personne en question était à la fois dans un état de confusion mentale et en pleine possession de ses facultés.

Les battues se déroulèrent dans un rayon de 3 km de l’endroit où la romancière avait abandonné son véhicule, « une roue pendant dans le vide au sommet de la falaise dominant une carrière à Guildford dans le Surrey », soit à 22 km de son domicile et à 370 km par la route de Harrogate, l’endroit où elle se trouvait effectivement, et qu’elle n’avait qu’à peine cherché à dissimuler.

Le seul mystère demeurant aujourd’hui porte sur ce long trajet entre l’endroit où sa voiture fut retrouvée abandonnée et le « Hydro » à Harrogate où elle se retrouva le temps qu’il faut pour s’y rendre. Se débrouilla-t-elle par ses propres moyens ou bénéficia-t-elle d’un lift, auquel cas le beau-frère si bien informé pourrait constituer le suspect numéro 1.

Est-il possible d’imaginer que la romancière ait vraiment été amnésique durant les onze jours de sa disparition, ce qui infirmerait ma version des faits ?

La psychiatrie admet l’existence d’une pathologie appelée « fugue dissociative » dans laquelle une personne amnésique erre ici et là, s’étant forgée une nouvelle identité faute de garder souvenir de la sienne. La catégorie est contestée pour plusieurs raisons, la première étant que le diagnostic n’est jamais prononcé qu’après-coup, la seconde, que la guérison est en général étonnamment rapide, la troisième enfin, que dans de très nombreux cas l’amnésie se révèle avoir été feinte pour des raisons pécuniaires ou d’ordre judiciaire. Dans un cas faisant l’actualité d’une femme diagnostiquée « fugue dissociative », celui de Hannah Upp, elle fut surprise consultant ses mails dans une boutique Apple et utilisa la carte d’un club de gym à son nom.  

Dans le cas d’Agatha Christie, l’amnésie et la confusion mentale au début de la fugue sont à exclure puisqu’aussitôt parvenue à destination elle adresse une lettre à son beau-frère, lui indiquant de manière imprécise mais dépourvue d’ambiguïté où elle se trouve : « une station thermale du Yorkshire ».

Lorsque son mari vint la rechercher dans l’hôtel où elle était restée, elle se fit attendre, avant de venir le rejoindre en robe de soirée. Un cas d’amnésie ou d’ironie mordante ?

Agatha Christie s’imaginait la reine de l’énigme policière et pensait avoir mis en scène l’ultime vengeance. Elle n’avait pas imaginé que la complicité bienveillante de Scotland Yard envers la bonne renommée des élites prendrait le pas sur sa propre sagacité – quitte pour Scotland Yard à y perdre quelques plumes en termes de réputation. Peu cher payer sans doute pour assurer la paix des ménages et au passage, celle de la nation tout entière.

Agatha demanderait le divorce le 16 mars 1928. Archibald Christie épouserait Nancy Neele peu de temps plus tard.

Dans le film le plus fameux sur l’affaire, Agatha (1979), du Britannique Michael Apted, la romancière, interprétée par Vanessa Redgrave, met diaboliquement en scène son suicide au moyen de l’équipement électrique sophistiqué de l’une des techniques de cure de l’« Hydro » à Harrogate, mais fait en sorte qu’il apparaisse comme un crime perpétré par Nancy Neele, la maîtresse de son mari, très opportunément descendue au même hôtel. Chacun en sort indemne heureusement.

Alors ai-je levé le secret de la disparition ? Je reconnais que des indices ne sont pas des preuves – et c’est tant mieux car nous adorons le mystère..

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2 réponses à “Le Monde – Le jour où Agatha Christie disparut… et attendit qu’on la retrouve, le 8 août 2019”

  1. Avatar de Hervey

    ça, c’est du tricot et vous maniez l’aiguille comme un mousquetaire.

  2. Avatar de TomBilabong
    TomBilabong

    Voyons, voyons les mots qui viennent en écriture automatique après la lecture joyeuse de ce bel article estival :

    Mueller ? El Paso ! Skripal , drone US en territoire international sur le détroit d’Ormuz, panne électrique générale et répétée au Venezuela, Pierruci et vente d’Alstom, Sarajevo. Révolution spontanée à Kiev. Omar matué. Vous plaisantez, Monsieur Taner ! Eastern Egg ! Petya . Creeper. Le 20eme de cavalerie. Rantanplan. Jules de chez Fred. De natura rerum. Crash boursier. Zanzibar.

    Bon week-end .

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