Grand entretien avec Thibault Fajal (I) L’Intelligence Artificielle

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TF : Pourriez-vous rapidement évoquer votre parcours ?

PJ : Oui. J’ai une formation universitaire. À l’origine, en anthropologie et en sociologie. J’ai rédigé ma thèse d’anthropologie à l’université de Cambridge, dans le cadre d’un accord avec l’université où j’avais fait mes études : l’Université libre de Bruxelles. En parallèle, je faisais des études de sociologie : j’ai une licence de sociologie. Par la suite, j’ai acquis une formation de psychanalyste, activité que je pratique aujourd’hui occasionnellement.

J’ai fait carrière, au départ, comme professeur d’anthropologie à Cambridge, là où j’avais rédigé ma thèse. J’ai travaillé ensuite aux Nations-Unies dans le cadre d’un projet de développement en Afrique de l’Ouest. Ma thèse était sur des pêcheurs bretons et j’avais acquis pour cette raison la réputation de spécialiste des pêches, la raison pour laquelle les Nations-Unies m’ont proposé de travailler avec eux.

Trois ans plus tard, de manière tout à fait accidentelle, on m’a proposé de me joindre à une équipe d’Intelligence Artificielle. Je me trouvais dans un colloque et quelqu’un m’a abordé pour me dire : « On a besoin de gens comme vous. » J’ai précisé que je n’étais pas spécialiste de l’I.A. mais il m’a été répondu : « Nous non plus ! » Il n’existait pas encore de formation en I.A. : nous venions tous d’horizons différents.

J’ai donc travaillé dans ce domaine et puis cette recherche qui aurait pu se poursuivre s’est interrompue du fait simplement d’un manque de financement. L’époque où je travaillais pour les British Telecom, de 1987 à 1990, coïncidait avec la fin de la Guerre froide. On nous a révélé un jour qu’en fait le financement de notre projet n’était nullement un financement privé de British Telecom, mais un financement de l’armée britannique, et la fin de la Guerre froide signifiait une diminution drastique des budgets associés à l’Intelligence Artificielle.

Quand on parle de l’histoire de l’Intelligence Artificielle, on insiste rarement sur la dépendance de ces projets par rapport aux budgets militaires. C’est essentiellement le militaire qui finance l’Intelligence Artificielle. Ça reste vrai aujourd’hui pour la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency) aux États-Unis, de l’Armée rouge en Chine, de l’armée en Russie également.

À la demande de Laure Adler j’avais fait une série d’émissions pour France Culture sur l’Intelligence Artificielle et un banquier a demandé à me rencontrer. Il était déterminé à travailler avec la personne qui avait fait ces émissions. Il m’a proposé plusieurs fois de travailler avec lui et au moment où le financement en Grande-Bretagne s’achevait, il m’a dit : « La dernière objection est levée, venez travailler avec moi dans ma banque ! ».

A commencé alors pour moi une carrière de 18 ans dans la banque. Au départ c’était en France. J’ai rencontré ensuite des gens du Texas qui m’ont fait travailler avec eux à Houston. Après Houston j’ai retravaillé à Paris, puis Londres et Amsterdam. Enfin, j’ai travaillé 12 ans dans la banque en Californie, à Los Angeles et San Francisco.

TF : Vous avez démissionné après ?

PJ : J’ai rarement démissionné dans ma vie, on m’a le plus souvent licencié. Généralement c’était parce que les choses évoluaient, parce que je travaillais sur des projets qui avaient abouti. Il est arrivé quelques fois que je sois tombé sur des secrets : des choses que l’on cherchait à cacher vis-à-vis de l’extérieur, de la corruption, que je n’aurais pas dû voir… des choses de cet ordre là.

TF : Parlons de l’Intelligence Artificielle. Quel a été votre rôle exactement dans ce domaine ?

PJ : Comme je vous l’ai dit, la personne qui dirigeait le projet d’I.A. Connex à British Telecom m’avait vu à un colloque où il m’avait abordé en disant : « Voilà, je recrute, je constitue une équipe. »

Je savais que la totalité des gens qui faisaient de l’Intelligence Artificielle travaillaient essentiellement à partir de la logique mathématique. La mode était à ce moment-là aux systèmes-experts : des ensembles de règles à activer simultanément, sans qu’elles se contredisent. On pensait alors que la pensée était essentiellement logique, mais comme j’avais une formation dans ce domaine, j’étais convaincu que les principes de la psychanalyse seraient fondamentaux à la production d’une intelligence artificielle. J’avais d’ailleurs publié dès 1986, dans un dossier consacré à l’I.A. dans la revue L’Âne, un article intitulé « Ce que l’Intelligence Artificielle devra à Freud ».

Quand on m’a fait l’offre chez British Telecom, l’année suivante : on était fin 1987, j’avais déjà fait, plus tôt dans l’année, un exposé au département d’Intelligence Artificielle de Yale University. Il y avait là quelqu’un qui m’intéressait tout particulièrement : Roger Schank, qui portait un regard très critique sur l’I.A. de cette époque. Je pensais qu’il pouvait être intéressé par un projet iconoclaste ; ce qui fut le cas.

Je ne voyais pas comment il serait possible de simuler une intelligence simplement avec des règles de type logique et donc l’idée que j’avais défendue à Yale était celle que le moteur d’une intelligence artificielle devait être d’ordre affectif, d’ordre émotionnel. Ce projet a fini par être appelé, à l’initiative d’un de mes collègues chez British Telecom, ANELLA (Associative Network With Emergent Logical and Learning Abilities) : réseau associatif aux propriétés émergentes de logique et d’apprentissage.

Le fait de simuler une dynamique d’affects faisait que la logique ne devait pas être produite de manière volontariste par l’application de règles. C’est l’affect qui produit spontanément de la logique sans qu’elle soit recherchée expressément. Cela avait déjà été observé, de manière intuitive, par « Lewis Carroll », le mathématicien Charles Dodgson, qui avait écrit un livre à la fin du XIXe siècle sur la logique (Logique sans peine) où il demandait par exemple, « si l’on dit que tous les poulets savent jouer du violon et que certains poulets sont anglophones, que peut-on en tirer ? » (que certains anglophones savent jouer du violon). La plupart des gens s’y perdent parce qu’il y a une résistance d’ordre émotionnel à l’absurdité de ce qui est suggéré. Alors que si l’on dit « tous les lions sont des carnivores et certains lions sont des animaux de cirque », la plupart des gens en tirent sans peine que certains animaux de cirque sont des carnivores. Le raisonnement se fait facilement parce qu’il renvoie à des vues acceptées, alors que lorsqu’on parle de poulets parlants et musiciens, les gens sont perdus. Dans les années 1970, Philip Johnson-Laird, un psychologue anglais, avait étudié cette particularité que si nous résistons émotionnellement au contenu propre d’un raisonnement, nous aurons beaucoup de mal à le conduire jusqu’au bout sans commettre d’erreurs.

Je m’étais donc dit « faisons cela » : une I.A. ayant pour moteur, une dynamique d’affects. Et il se faisait que ça marchait très bien. Mes collègues chez British Telecom savaient qu’il s’agissait d’une voie tout à fait inattendue, inexplorée jusque-là. Or elle l’est toujours, personne d’autre depuis n’a, à ma connaissance, fait de l’intelligence artificielle à partir de cette proposition de simuler une dynamique d’affects.

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2 réponses à “Grand entretien avec Thibault Fajal (I) L’Intelligence Artificielle

  1. Avatar de chabian
    chabian

    Juste un détail. Pourriez-vous expliquer (tous) les mots « simuler une dynamique d’affects » ?
    Vous avez déjà utilisé cette réponse à mon objection sur la subtilité des définitions de mots croisés, et je crois me souvenir que vous avez dit « je m’épuise à le dire ». Je dois avouer alors que je n’ai jamais compris. vous avez sans doute cela dans vos archives…

    1. Avatar de Paul Jorion

      « simuler » = « faire comme si »

      « dynamique » = « qui évolue dans le temps en fonction d’événements particuliers »

      « affect » = « émotion »

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