Un extrait de l’entretien que j’ai eu avec Luc Dardenne le 14 mai sur PJ TV.
Paul Jorion : Tu as dit un jour, on t’a posé la question : « Est-ce que des films comme les vôtres – et ça s’applique aussi aux films de Ken Loach ou les films du kitchen sink anglais qu’on appelait aussi Angry young men, tu y as fait allusion – tu as dit : « Ils pourraient être tournés n’importe où » mais tu as ajouté : « Il faut simplement évidemment de vieilles usines et une belle rivière ».
Luc Dardenne : [Rires] C’est-à-dire que c’est vrai que nos films sont nés de Seraing. Que je travaille avec mon frère, je pense que c’est aussi lié à Seraing. Je pense que c’est lié à notre expérience commune dans cette ville, avec, à l’adolescence, où on transgresse tous les interdits. On s’est bien amusé là. C’est une ville où on s’est beaucoup amusé. Et je crois que c’est un vrai lien entre nous.
Et c’est vrai que, quand on pense un personnage, on le voit dans ces rues. Elles changent. Je crois que quelqu’un qui veut regarder attentivement nos films, même si les paysages ne sont pas très nombreux (enfin, du moins, en plan large), il peut voir une évolution des décors, dans les décors. Il peut voir une évolution de la ville mais c’est vrai que le fait que cette ville était une ville très prospère qui, aussi, était une ville où la solidarité ouvrière a joué un rôle toujours très important, on disait en Belgique : « Quand Seraing éternue, la Belgique est malade », c’est-à-dire que quand les ouvriers de Seraing et les syndicats et le parti socialiste et le parti communiste de l’époque mettaient un arrêt, faisaient une grève, déclenchaient une grève, c’était la panique au niveau de la Belgique entière.
Paul Jorion : Il y avait Ougrée quand même aussi !
Luc Dardenne : C’est la même chose ! [rires] Pour quelqu’un qui connaît bien Ougrée, il dira : « Non, Ougrée, ce n’est pas Seraing », mais maintenant, c’est la grande commune. Mais c’est vrai, vous aviez quand même 40.000 travailleurs là, donc, c’était quand même beaucoup. Et c’était toute la sidérurgie. Mais, nous, on a connu la fin de ça dans les années 60. Déjà, le charbonnage s’en allait et, dans les années 70, la sidérurgie qui commence à partir. Et on a vu vraiment une ville se décomposer et un phénomène de décomposition, c’est virulent. Il y a vraiment des chocs. Et là, on a vécu ça, mais quand on est revenus à Seraing, dans les années 80, on s’est dit : « Ce n’est pas la ville qu’on a connue ».
On était quand même resté en partie, on était quand même souvent là mais quand même, la solitude dans la ville, les magasins fermés, les rues vides, la poussière qui s’amasse comme ça sur les appuis de fenêtres, sur les portes. C’était un peu rougeâtre. Les dernières usines qui restaient, les derniers bastions qui travaillaient encore, les hauts-fourneaux, on s’est dit : « Mais, qu’est-ce qui se passe ? Qui sont les personnages d’aujourd’hui ? Est-ce que c’est encore… ». Dans La promesse, ça s’est posé. Est-ce qu’on va encore pouvoir faire un film, par exemple, où on va mettre en scène un gars de 20 ans avec son père qui est là avec les idéaux de solidarité et qui apprend ça à son fils ? On s’est dit : « Ce n’est plus possible. Cette génération-là est morte ». Anthropologiquement, elle n’a plus d’expérience, d’existence. Elle n’est plus là. Il reste ceux qui sont tout seuls. Ils sont au chômage, à l’école, un peu dans la drogue (enfin, un peu beaucoup). Malheureusement, là, c’est venu à ce moment-là aussi, la magouille, la prostitution, l’immigration qui arrive mais qui est une immigration à l’époque, la première immigration qui vient souvent de l’Est. Ce sont des gens qui sont sans statut. C’est une immigration qui s’est un peu liée au monde underground, au monde du gangstérisme. A Seraing, c’était vraiment, à un moment donné, très complexe comme société, vraiment. Et pourtant, il y avait encore ces usines. Il y avait encore, quand même, des gens qui se battaient notamment pour créer… Je me souviens encore, un homme, un ancien ouvrier licencié, chômeur… Enfin, pas chômeur, c’était la pré-pension comme on dit, la préretraite, et qui a créé une espèce de restaurant du cœur à la façon sérésienne dans le bas de la ville où là, c’était la misère, vraiment. Je l’ai vu ça et ce type, formidable ça : expérience de la solidarité qui était restée. Donc, voilà, cette ville, pour nous, c’est quelque chose qu’on aime.
C’est une ville qu’on aime et les habitants, je ne sais pas, on a un rapport vraiment affectif avec la ville. Quand on la voyait se détruire comme ça, enfin pas s’autodétruire mais disparaître, se décomposer, on s’est dit : « Il faut qu’on témoigne. Il faut qu’on fasse quelque chose ! ». Voilà. Et c’est venu comme ça. Et puis, finalement, je ne sais pas, on est resté là. C’est aussi parce que c’est la ville de notre enfance/adolescence. C’est aussi parce qu’on voulait témoigner. Il y a plein de choses mais, en tous les cas, c’est là qu’on filme. Et je n’ai pas envie d’aller trop loin dans l’auto-analyse parce que, finalement, je crois que c’est mieux.
Un extrait de l’entretien que j’ai eu avec Luc Dardenne le 14 mai
Laisser un commentaire