
Mon ami Gbéhon
A paru dans L’Âne Le magazine freudien, 1987, 29 : 18
Autrefois, c’est-à-dire jusqu’aux environs des années 1940, lorsqu’une difficulté les troublait et qu’une opinion semblait pouvoir la lever, les ethnologues interrogeaient les indigènes. On en faisait venir un ou plusieurs de sa lointaine patrie, à l’occasion d’une exposition coloniale, ou simplement aux frais d’un musée, et on l’interrogeait au titre de natif de son pays. Les ethnologues prirent ensuite l’habitude de se déplacer eux-mêmes, afin de saisir les choses dans leur contexte, ou, plus pragmatiquement, pour conseiller l’administration dans la manière d’arrondir les angles au lendemain d’une rébellion et de sa sanglante répression. La technique adoptée était celle dite « de la véranda » : on envoyait quérir au village par quelque planton, un indigène qui, ensuite au garde-à-vous devant la table de la véranda, se faisait un plaisir d’éclairer l’ethnologue quant aux mœurs de ses congénères. Il y eut des variantes bien connues, tel que l’échantillon d’indigènes réunis dans une salle de classe, et sommés de faire avancer la science anthropologique ; ceux qui savaient la réponse devaient lever le doigt, et gare aux menteurs et aux affabulateurs, ils découvriraient les vertus pédagogiques du système éducatif occidental exercé dans toute sa vigueur.
Plus récemment, les ethnologues ont cessé d’interroger des indigènes pour poser des questions à des informateurs. Rendez-vous était pris, et le barème, fixé. Le jour dit, l’interprète se présentait une demi-heure à l’avance pour les dernières recommandations d’usage : la politesse à respecter envers les informateurs (il ne s’agissait plus de main d’œuvre pour du travail forcé), et les degrés de liberté admissibles dans la traduction. Les piles du magnétophone étaient remplacées et tout le barda enfin avancé sur la scène. Les trois coups étaient frappés, et l’Informateur faisait son entrée.
Aujourd’hui, tous ces rituels ont disparu, l’ethnologue bavarde désormais avec des amis, et il retient de ses conversations quelques bribes qu’il reproduira ensuite pour l’édification future de ses lecteurs.
Est-il possible que les choses aient à ce point changé, me direz-vous ? Que les indigènes soient devenus des amis ? Ou a-t-on simplement assisté à un changement de vocabulaire ? L’intrusion intempestive de l’hypocrisie dans un domaine jusqu’ici miraculeusement préservé ? Oui, et non, les choses sont plus compliquées, il ne s’agit pas nécessairement d’hypocrisie.
Bien que pour certains, ou dans certains cas, il s’agit d’un simple effet de mode, et l’on écrit « ami », là où l’on aurait écrit en d’autres temps « indigène », mais ceci exige un certain culot et l’escroquerie devrait être dans la plupart des cas patente. Pourtant, si l’on me demande un jour, de parler de mes amis, il ne s’écoulera pas longtemps avant que j’évoque le nom de mon ami Gbéhon.
Je confesse qu’il fut d’abord un informateur, et qu’il demeure un informateur : il me fournit de l’information. Et quand je veux savoir ce que l’on mange, et comment, je sais que je peux m’asseoir dans un coin de l’enclos aussi longtemps qu’il me plaira et poser les questions les plus inconvenantes à Gbéhon, à ses quatre femmes et à ses seize enfants.
Mais ceci dit, Gbéhon est un véritable ami : il fait ce que font les amis, il fut celui qui organisa une fête lorsque je dus partir, où vinrent tous ses amis et tous les miens, et il me propose des combines qui, vu le degré de confiance réciproque qu’elles exigent, n’ont de sens qu’entre amis véritables. J’avoue que notre premier contact fut intéressé, de part et d’autre : Gbéhon pouvait m’apprendre des choses que je voulais savoir, et j’avais des contacts qui lui semblaient utiles. Mais n’arrive-t-il pas chez nous aussi que l’on se présente paré de son meilleur sourire pour avoir entendu dire qu’Untel est lecteur chez Gallimard, ou que sais-je encore ? Cela n’empêche pas Untel de devenir ensuite, si Dieu le veut ainsi, le meilleur et le plus sincère des amis.
Mais Gbéhon n’appartient pas à mon monde et les choses seraient différentes pour cela. Il n’appartient certes pas au monde que nous constituons ensemble vous et moi, mais cela ne signifie pas qu’il n’appartienne pas à l’un de mes mondes, celui des plages, avec ses noirs et ses blancs et ses autres, ceux que j’invite de préférence à mon anniversaire, mon monde un peu secret si vous voulez, plus proche d’un degré dans l’intimité que celui plus évident et plus visible.
Vous me direz, pensant avoir trouvé là un argument de poids, que Gbéhon et moi ne nous comprenons pas réellement puisque nous ne parlons même pas la même langue. Si, malgré la barrière des langues, et grâce à un effort réciproque, nous nous comprenons en gros ; dès qu’il s’agit de choses un peu techniques, nous devons faire chercher, c’est vrai, son jeune beau-frère Kouassi pour faire l’interprète. Est-ce gênant ? Je ne l’ai jamais ressenti ainsi. D’autres facteurs rendraient cette amitié, volontariste : est-il le seul de mes amis à avoir quatre femmes ? Je n’en sais rien ; le seul à avoir seize enfants, certainement. Mais est-ce essentiel ? Absolument pas.
En fait, et à y bien réfléchir, il est tellement authentiquement mon ami, que je ne parlerai jamais de « mon ami Gbéhon » ailleurs qu’ici, et certainement pas dans aucun de mes textes que je considère à proprement parler comme « anthropologiques ». Car si je le faisais, je me retrouverais aux côtés de certains avec qui je ne veux pas avoir à faire. Ce sont ceux pour qui l’informateur n’a jamais cessé d’être un indigène, c’est-à-dire un pur et simple objet, tel qu’il fut fondateur de l’anthropologie, représentant de l’altérité radicale. Seulement, pour la pensée commune, le Sauvage a cessé depuis bien longtemps d’être un autre radicalement autre : on ne lui reproche plus dans la xénophobie ordinaire que de toutes petites différences, dont il est simplement fait grand cas. Aussi, nos ethnologues condescendants se découvrent plein d’ « amis » parmi leurs objets, mais cela étant dit sur le mode de la dénégation, cela sonne aussi faux que « nos amis les bêtes », qui remplaça le plus pittoresque, et plus honnête, « nos petits frères inférieurs ».
Voilà pourquoi il ne faut pas mêler l’amitié et l’Observation des Peuples Sauvages. S’il faut vraiment évoquer celui qui parle des siens, qu’on l’appelle donc « informateur », « témoin », « acteur », ou quoi que ce soit d’autre, et qu’on laisse sagement l’amitié en dehors de cela.
Quand j’observe Gbéhon entretenant des palmiers à huile ou ses cocotiers, vendant sa pêche ou réparant sa pirogue, il fait son métier, et moi le mien. Quand, la journée étant plus avancée, nous bavardons entre amis, il est mon ami, et moi le sien. Mais cela se passe alors après le travail : en-dehors des heures de bureau.
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