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« Je hais les voyages et les aspirateurs » a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 20, 1985 : 24.
L’anthropologue doit-il tuer l’explorateur qui sommeille encore en chacun de nous ?
« Aspirateurs » s’est imposé à la plume, car des « explorateurs », qui se souvient ? Tristes Tropiques, le manifeste de l’anthropologie structurale débutait par ces mots blasphématoires, « Je hais les voyages et les explorateurs. ». À l’époque il y avait déjà des voyages et il restait quelques explorateurs, et chacun les aimait. Aux yeux du commun, les ethnologues – on ne les appelait pas encore « anthropologues » – étaient une variété d’explorateurs, puisqu’on pouvait les voir se faire quelque argent de poche à Connaissance du Monde.
L’explorateur dans la théorie
Un thème récurrent chez Lévi-Strauss, c’est celui de « la petite différence ». La petite différence surgit à la faveur d’une aspérité dans le chromatique, dans le continuum du monde. À des fins cognitives, c’est-à-dire pour que l’on puisse s’y retrouver, l’esprit humain prend prétexte de ces aspérités pour creuser des écarts. Avant 1955, avant la publication de Tristes Tropiques, la petite différence entre explorateurs et ethnologues demeurait imperceptible. Ensuite, l’écart devint abyssal, et pour bien le marquer, on rebaptisa l’« ethnologue », « anthropologue » (les ethnologues anglais et américains s’appelaient déjà anthropologues pour des raisons de querelles d’écoles purement contingentes). Les anthropologues existaient déjà bien sûr, c’étaient de petits messieurs à barbiche poivre et sel qui mesuraient des crânes et inventaient à l’occasion le calcul des corrélations. Leur pratique avait sombré dans le ridicule, mais l’auréole du « savant » restait associée à leur image, ce qui n’était pas pour déplaire à Lévi-Strauss. Car si à l’image de l’explorateur était attachée la légèreté amateuresque, à celle du savant s’attachait la gravité professionnelle. La phrase inaugurale des Tristes Tropiques signifiait que l’exotisme n’empêche pas nécessairement de penser.
Beaucoup plus récemment, en 1982 [écrit en 1984], dans le Savoir des anthropologues, Dan Sperber reprenait le même thème sous une forme différente, il traquait les explorateurs infiltrés dans la profession anthropologique. Il reprenait à cette fin le très vieux mot d’« ethnographe », avec sa connotation de scribe appliqué, pour caractériser l’explorateur se faisant passer pour un anthropologue, lequel se trahit par l’amour des voyages qui transparaît dans ses écrits, et par la logique purement littéraire de ses démonstrations. Allant à l’encontre de certaines modes récentes [écrit en 1984] (*), Sperber affirme que si l’ethnographe se pare aujourd’hui des atours de l’herméneutique et déclare s’adresser à l’intuition de l’humain, c’est tout bonnement faute de pouvoir faire mieux. Ce qui est sans doute vrai dans la plupart des cas.
Faut-il pour autant vilipender l’ethnographe, l’anthropologue explorateur ? Après tout, c’est lui qui fit la fortune de l’ethnologie, à l’époque où l’ethnologue n’était pas encore aussi déclassé que l’explorateur. Ce sont les Malinowski, les Margaret Mead et les plus humbles conférenciers de Connaissance du Monde qui, en s’attirant la sympathie du public, permirent à ce domaine de rassembler les fonds qui l’amenèrent à s’institutionnaliser en autant de « Centres » et de « Départements ». S’il n’y avait que les épanchements lyriques des ethnographes à déplorer, le mal serait minime. Mais il y a plus grave.
Si l’on comptabilise la somme d’efforts déployés en plus de cent années d’anthropologie, il faut bien s’affliger du caractère étique des résultats obtenus. L’anthropologie ambitionne de produire une théorie globale de l’humain, et Foucault voulut lui reconnaître, à elle et à la psychanalyse, un regard critique portant sur l’homme tout entier. Mais les acquis sont bien maigres. Tous les torts ne doivent pas être imputés à l’explorateur, mais sa présence omniprésente, l’imposition de son style – qui fait retour à l’occasion de chaque crise théorique – contribue dans la profession à une certaine asphyxie de la pensée.
Il y a quelques années, nous posions à notre maître Leach, la question de la maigreur des acquis. Pour lui, la réponse était simple, d’ordre uniquement statistique : nous constituons une profession peu nombreuse où nous sommes peu nombreux à penser. Le nombre de génies dans une population étant à peu près constant, il était donc naturel que nous soyons si peu avancés. Certes, nous sommes peu nombreux, mais les inventeurs de la mécanique quantique l’étaient, eux aussi. Il ne peut donc être question de seuil critique. Bourdieu et d’autres penseurs de l’histoire des sciences ont attiré notre attention sur ces effets d’entraînement qui agitent un domaine du savoir quand la rumeur se répand qu’il « s’y passe quelque chose ». D’ailleurs l’anthropologie a connu un tel évènement ; il est vrai, il y a longtemps. Le débat du totémisme prend son envol dans les années 1870, mais en quatre ans, de 1910 à 1913, paraissent les ouvrages de Frazer (Totemism and Exogamy, 1910), de Durkheim (Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912), de Freud (Totem und Tabu, 1913), et un ouvrage mineur de Malinowski (The Family among the Australian Aborigines, 1913). Les feux ne se sont pas entièrement éteints, mais les excursions géniales de penseurs extérieurs ont pris fin (on notera quand même la réécriture de Frazer par René Girard, malgré son caractère étrangement pré-psychanalytique).
Alors, l’explorateur comme ennemi de la pensée ? Oui, sans doute, mais pas comme personnage séparé. L’explorateur est un démon intérieur à l’homme, et la pratique de l’anthropologie l’autorise à déployer toute sa force. Tout comme sa passion peut perdre le toxicomane, l’explorateur peut perdre l’anthropologie. À moins… À moins que l’autre demeure une matière à penser, que le narcissisme l’emporte sur la perversion.
Être le Premier Blanc
Car l’explorateur est un pervers. Qu’il soit sadomasochiste, il vous le dira lui-même. Qu’il soit voyeur, cela va sans dire ; qu’il soit exhibitionniste, on peut le montrer. Dans un village reculé, nous assistons Bernard et moi à une cérémonie aux couleurs de chromo, et à l’exotisme grandiose et suranné. Il s’interroge : sommes-nous bien, comme ses acteurs nous l’ont affirmé péremptoirement, les premiers Blancs à assister à cette fantasmagorie animiste ? Il devait bien y avoir, dans les années trente ou cinquante, des administrateurs que l’on conviait déjà à ce genre de spectacle ? Oui, sans doute ; Sir Richard Burton et Raymond Roussel décrivent des cérémonies toutes semblables. Et après ?
D’où vient cette joie enfantine d’être le Premier Blanc à voir quelque chose ou quelqu’un ? Ce n’est pas voir, bien sûr, c’est d’être vu. Même, « vous êtes le premier Blanc qu’on ait vu depuis vingt ans », cela fait plaisir. Soi, comme individu apte à représenter tout entière la catégorie incroyable du Blanc. Tout comme la strip-teaseuse transportée de représenter pour quelques instants la Femme toute entière ; miracle de l’accession soudaine et gratuite du singulier à l’universel !
On peut jouer à l’anthropologue qui ne serait pas explorateur, ou, si l’on veut, à l’explorateur qui ne serait pas pervers. Leiris et Griaule y ont cru. Citons quelques lignes de cette Afrique fantôme (1934) : « Rien autre que l’usine. Trois enquêteurs fonctionnent simultanément et à jet continu : Mouchet à une table avec deux des enfants, moi à une autre table avec les deux autres enfants, Griaule n’importe où avec Mamadou Vad. Tous les spectacles possibles croulent et s’évanouissent derrière la magie des récits, qui rendent cette vie sédentaire dans un bâtiment de gare beaucoup plus intense que celle que nous pourrions mener si, touristes, nous nous promenions. C’est la grande guerre au pittoresque, le rire au nez de l’exotisme. » (p. 70).
Cette grande guerre fut, Dieu merci, perdue. La vie reprit son cours. Le salut de l’anthropologie comme discours critique, cohérent et cumulatif exige sans doute que tout anthropologue haïsse un peu l’explorateur tapi en lui ; mais s’il va jusqu’à l’assassiner, il devient pareil à nos inquisiteurs de hall de gare, une ombre silencieuse échappée à Delvaux.
Cotonou, le 18 octobre 1984
(*) George W. Stocking, Jr. (ed.) Observed. Essays on Ethnographic Fieldwork. History of Anthropology, Volume I. The University of Wisconsin Press, Madison (Wisc.), 1983.
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