Texte de synthèse inédit en plusieurs parties sur cette question que j’ai eu l’occasion d’effleurer ici et là.
Prenons un exemple fictif de société totémique. Les êtres humains membres de la sous-section N°7 seront conçus comme de la même essence que les cacatoès noirs, appartenant eux aussi à cette sous-section, alors que les hommes et les femmes N°4 seront eux de la même essence que les cacatoès blancs. Le monde tout entier, dans une totale ignorance des ressemblances physiques qui encourageraient, comme chez nous, à regrouper tous les êtres humains ensemble, tous les oiseaux ensemble, etc. sera partagé de cette manière. Mais pas uniquement les personnes, les animaux et les végétaux : le seront aussi les points cardinaux, les sécrétions du corps humain, les endroits remarquables, certains objets manufacturés, comme l’arc ou le boomerang, le temps qu’il fait : le beau temps, la brume, l’averse ou le crachin, etc. Il y aura des êtres humains qui seront des gens du sang, des gens du lait, et d’autres du glaire, des gens de la bile, et d’autres enfin, du sperme, etc. On dira que les personnes de la section N°7 sont comme le kangourou, le cacatoès noir, le glaire et comme l’Est, et celles de la section N°4, comme le koala, le cacatoès blanc, le sperme et le Sud, etc. Ce type de logique ne nous est d’ailleurs pas entièrement étranger : nous parlons depuis longtemps de tempérament « sanguin », « bilieux », Le misanthrope de Molière est sous-titré « L’atrabilaire amoureux » et il s’agit ici de la bile noire, par opposition à la bile jaune, un héritage de la médecine grecque antique. De même pour nos 12 signes du zodiaque, définissant eux aussi, en principe, 12 tempéraments distincts.
Lucien Lévy-Bruhl écrit :
« Un groupe social et une espèce animale qui ont été « produits » dans la période mythique, soit par génération, soit de quelque autre manière, par le même ancêtre Dema (qui possédait une double nature animale et humaine), sont des groupes frères, au sens littéral et plein du mot. Ils sont issus d’une même source. Cette communauté d’origine établit entre eux le lien le plus fort qui se puisse imaginer. Participant tous deux de la même substance, ils participent donc l’un de l’autre, et cette quasi-identité de substance apparaît dans le nom qui leur est commun. De même que le Dema kangourou prenait à volonté la forme de l’animal ou celle de l’homme, de même les hommes, ses descendants, peuvent, à la lettre, être appelés kangourous, à aussi juste titre que les animaux dont il est également l’ancêtre » (1935 : 93).
Et cette identité d’essence se manifestera en tout. L’ethnologue Paul Wirz (1892-1955) écrivait en ce sens : « Ainsi, à l’île Mabuiag (détroit de Torrès), on dit des membres du clan crocodile, qu’ils sont cruels, de ceux du clan casoar, qu’ils sont bons coureurs, de ceux du clan chien, qu’ils ont bon caractère et qu’ils aiment à se trouver en société, etc. » (cité par Lévy-Bruhl 1935 : 95).
Dans une société à 8 sous-sections, l’ensemble de ses membres y sont redistribués par huitième, et entre ces femmes et ces hommes, des règles de mariage prescriptif et de filiation très précises y sont d’application. Cette fois encore sur un exemple fictif : les hommes N°1 devront épouser des femmes N°5 tandis que leurs soeurs, également N°1 épouseront des hommes N°3. Les enfants d’hommes N°1 et de femmes N°5 seront automatiquement membres de la sous-section N°2 dont les garçons devront épouser des femmes N°6 et les filles des hommes N°4, etc. Le monde tout entier fonctionnera selon un principe identique : si sur le même exemple fictif le totem de la sous-section N°1 est le cacatoès blanc, celui de la sous-section N°2, le cacatoès à huppe jaune, celui de la sous-section N°3, le cacatoès noir, et celui de la sous-section N°4, le cacatoès à huppe rouge, les cacatoès à huppe jaune seront considérés comme les « fils » des cacatoès blancs, et les cacatoès noirs, les « maris » des mêmes cacatoès blancs, etc.
Un propos de Lévy-Bruhl est éclairant de ce point de vue : « [L’] esprit [du membre d’une société totémique] passe sans difficulté par-dessus les obstacles en apparence les plus insurmontables. Les caractères trop évidents qui séparent un végétal ou un minéral (pour ne rien dire des animaux), d’un être pensant et agissant tel que l’homme, il les aperçoit, en gros, comme nous, bien qu’il soit loin d’en avoir une idée exacte. Mais le mythe, dont personne ne doute, et qui s’est imprimé en lui dès son enfance, l’a persuadé que ces êtres sont ses parents, ses frères. La distance qui nous paraît infranchissable s’efface, disparaît devant le sentiment, on pourrait presque dire la conscience, d’une identité mystique d’essence » (1935 : 93).
À nos yeux d’Européens, le type de regroupement qu’opère le totémisme découpe « à la hache » un monde que nous avons le sentiment de classifier de manière beaucoup plus délicate et subtile. Et la tentation est grande du coup, de lire dans la pensée totémique, des balbutiements de la pensée, des efforts enfantins en chemin vers ce qui deviendrait, à condition d’être rectifiés, une approche sous sa formulation « adulte ». Des psychologues comme Henri Wallon dans les années 1930, ont ainsi affirmé : « Il y a […] chez le primitif et chez l’enfant, des façons analogues de penser qui montrent comment les nôtres peuvent en différer, sans en être radicalement distinctes. Certains mots des langues primitives ont simultanément une multiplicité de sens qui nous déroute […] Entre tous ces sens, aucune délimitation précise. Ils sont plus ou moins simultanés et, selon les circonstances, s’impliquent diversement entre eux. Il semblerait d’un réseau enchevêtré et continu, d’un syncytium et comme d’un tissu embryonnaire. Or chez l’enfant aussi s’observent, pour un même mot, des significations multiples, dont la parenté nous reste souvent obscure, mais qui répondent visiblement à des affinités senties ou vécues par lui » (Wallon 1959 [1932] : 393-394).
Ralph Bulmer, déjà mentionné, a opéré un relevé très précis d’un tel regroupement par l’affect chez les Kalam de Nouvelle-Guinée. Il explique ainsi à propos des oiseaux que ceux « ayant une importance mystique comprennent le plus souvent les représentants de deux grands groupes : ceux qui dans les circonstances normales maintiennent une distance considérable entre les hommes et eux (la plupart de ceux-ci sont relativement rares) et qui sont distingués pour des raisons complexes mais dont le comportement, lorsque l’on se trouve nez à nez avec eux, sera interprété de manière mystique. Ceux également qui sont souvent et spontanément en contact avec les humains et dont la signification mystique est essentiellement la conséquence de la nature de ces interactions. On trouve dans cette dernière catégorie les oiseaux qui interpellent les hommes dans les jardins et que l’on considère être la manifestation de fantômes, il faut y ajouter ceux dont on suppose qu’ils sont des messagers en raison de la manière dont ils jacassent d’une manière qui évoque celle des hommes. Parmi les premiers, les oiseaux qui font sursauter les humains du fait qu’ils apparaissent de manière imprévisible et mystérieuse pour disparaître soudainement et que l’on considère comme des sorciers » (Bulmer 1979 : 57)
Il y a dans mon jardin un ramier qui appartient à cette famille : il me laisse m’approcher jusqu’à 50 cm de l’endroit où il est tapi puis s’élève soudainement dans un grand vol bruyant : il fait partie des oiseaux qui me surprennent mais dans la culture qui est la mienne, les oiseaux qui nous surprennent ne sont pas tous regroupés dans une seule et même catégorie.
FIN
Références :
Bulmer, Ralph, « Mystical and Mundane in Kalam Classification of Birds », in Ellen, Roy F., Reason, David (sous la direction de), Classifications in Their Social Context, London : Academic Press Inc, 1979 : 57-79
Lévy-Bruhl, Lucien, La mythologie primitive. Le monde mythique des Australiens et des Papous, Paris : Félix Alcan 1935
Wallon, Henri, « De l’expérience concrète à la notion de causalité et à la représentation-symbole », Enfance, 3-4, 1959 : 33-366, originellement dans Journal de Psychologie, XXVIII, 1-2, 1932

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