 Le Starbucks à Union et Laguna est en général comble dans la matinée du dimanche. Bon prince, je me place sagement dans la file.
Le Starbucks à Union et Laguna est en général comble dans la matinée du dimanche. Bon prince, je me place sagement dans la file.
Devant moi un couple de yuppies qui se tiennent enlacés : vingt-deux, vingt-trois ans l’un et l’autre. Lui en short et en T-shirt : vraiment pas assez chaudement habillé pour les douze-treize degrés qu’il fait dehors. Elle, en pull à super grosses mailles et en jeans.
Je suis derrière eux et leur visage m’est caché. Et allez savoir pourquoi, est-ce une fois encore l’une de ces histoires de regard posé sur vous par derrière et dont le poids est pourtant ressenti ? Mais expliquez-moi alors comment mon regard aurait pu peser suffisamment sur sa nuque alors que je ne sais encore rien d’elle sinon le pull digne d’intérêt, probablement tricoté par ses soins ? Toujours est-il que, très mince et très méditerranéenne dans les traits, elle se retourne lentement, puis me regarde.
Dans ces moments-là, la caméra aura tiré parti de son mouvement giratoire pour passer insensiblement au mode ralenti, et la bande-son aura entonné, en sourdine pour commencer, puis avec une assurance toujours marquée davantage, le thème d’« Elvira Madigan ».
Et m’ayant vu, pareille au serpent python des légendes, elle entreprend de se dégager de l’emprise de son Jules. D’un mouvement progressif mais néanmoins fermé à toute négociation possible. Au point que lui en sursaute : il fait carrément un bond en arrière. Il me présente désormais son profil et je le vois la fixer et lui dire avec vivacité : « Mais, qu’est-ce qu’il y a ? »
A-t-il ou non compris qu’à ce moment précis, elle a cessé d’être à lui pour être à moi ? Et que, paradoxalement sans doute dans les effluves d’expressos san franciscains dominicaux, nous nous possédons comme les amants d’un seul regard sont capables de se posséder ?
S’il n’a pas compris, il est malheureusement pour lui le seul dans le Starbucks de Union et Laguna tout entier, parce que le passage de la caméra au mode ralenti a permis à tous les yeux de converger vers elle et moi.
Croyez-moi si vous voulez, mais je suis quant à moi très emmerdé. Non pas que la situation m’indispose en tant que telle mais parce que j’avais l’esprit totalement ailleurs et que la tournure des événements m’a complètement pris au dépourvu.
Les chalands tout autour fixent les trois protagonistes : elle, lui et moi, et je rentre les épaules comme les gorilles périphériques de la horde quand ils cherchent à prendre un petit air asexué. Pas très courageux, je colle sur mon visage l’expression dite « Ben, j’ai rien fait moi ! ».
Hélas, mes efforts sont vains comme me le fait comprendre le visage de la fille derrière le comptoir, à laquelle je fais désormais face parce que mon tour est venu de passer commande, lequel est rouge comme une pivoine. Et quand j’ouvre la bouche pour dire « Un grand crème ! », la turgescence de sa tête tout entière explose littéralement, et elle aussi, devant tout le monde, elle aussi, Messieurs-Dames, est soudain à moi !
Eh oui ! « les filles sont jolies dès que le printemps est là… » Hugues Aufray, à moins que ma mémoire me trahisse, tu n’as raté que de peu le prix Eurovision il y a très longtemps avec cette aimable mélodie. Mais tu vois, Hugues, mon ami, elle ne m’a jamais vraiment quitté : « Là-bas dans la prairie, j’attends toujours mais en vain, une fille en organdi, dès que le printemps revient… »
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