« Dix-sept portraits de femmes » VII. L’épouse diaphane du patron

En mai 1998, je me suis décroché un vrai boulot, j’habitais toujours Laguna Beach mais je travaillais à Los Angeles. Le matin j’enfourchais le pick-up truck jaune que la Providence (sous la forme humaine de Monsieur David Lederman) me prêtait charitablement, et je couvrais les 19,15 km me séparant de la gare d’Irvine, empruntant le Laguna Canyon, slalomant à du 130 comme les autres navetteurs du petit matin sur cette route étroite à deux voies, engoncée dans un paysage grandiose à vous couper le souffle. 

J’abandonnais le véhicule sur le parking de la gare, toujours encombré de lapins bondissant sans intention précise, où nul n’aurait songé à le dérober vu les frais rédhibitoires requis pour le rendre non-toxique aux yeux de la maréchaussée, et une heure plus tard je débarquais du train à Union Station, au cœur du quartier hispanique de Los Angeles, la ville aux mille villages et aux nuits toujours tièdes. 

Les sept dernières secondes du trajet, précédant de très peu l’entrée en gare, ont tout pour surprendre : le train passe alors devant le cimetière des voitures noir et blanc du Los Angeles Police Department – LAPD pour les amateurs de séries – et l’on ne peut s’empêcher de sourire devant le spectacle de ces véhicules martyrisés, cabossés bien au-delà des limites décentes de la vraisemblance. 

Un collègue, Andrew, travaillant dans la même firme que moi, se rendait au boulot par le même train et nous avions pris l’habitude de nous asseoir sur des sièges adjacents et de bavarder pendant le trajet, le paysage au-dehors devenant rapidement dépourvu d’intérêt, louvoyant au bout d’un quart d’heure entre gares de triage de la grande banlieue de Los Angeles, et mornes étendues d’entrepôts. 

Un jour, Andrew m’invita chez lui, le but fixé à la soirée étant que nous irions dîner ensemble dans un restaurant où un groupe de musiciens jouaient habituellement de la musique traditionnelle sur des instruments anciens. 

Ma mère et ma nièce me rendaient visite à cette époque et nous arrivons donc, tous bien pomponnés, chez ces gens habitant une maison de rêve, au sens de sortie tout droit d’un catalogue immobilier californien 1998 destiné à vous en mettre plein la vue. Tout cela embaumait d’ailleurs l’enchantement et au moment des adieux, nous sommes repartis couverts de fleurs, coupées par Andrew à notre intention dans son jardin. 

Quand vous vous rendez pour la première fois dans un ménage américain, on vous fait visiter la maison de fond en comble. Et alors que ce qui nous frappe chez les Blancs des États-Unis, c’est le puritanisme sous ses multiples formes, vos hôtes insistent pour que vous visitiez toutes les pièces. La satisfaction que les maîtres de maison éprouvent à ce que chaque objet soit parfait dans la perspective de sa finalité (son prix offrant le plus souvent un étalon bien pratique de cette adéquation), transcende toute distinction que nous établirions spontanément entre un espace public et un espace privé, et du coup, les hôtes aspirent à ce que vous vous extasiez sur les WC avec le même enthousiasme que vous avez manifesté un instant auparavant à l’égard de la bibliothèque. 

Jusque-là je ne connaissais qu’Andrew lui-même, et il me présente alors ses deux charmantes fillettes, et je découvre aussi son épouse, une jeune femme blonde et diaphane, resplendissante – dont je n’ai pas retenu le prénom, ce qui, comme vous allez le voir, est très injuste en plus d’être incompréhensible. 

Et nous parvenons donc au restaurant constituant le but de la soirée et il s’avère que celui-ci est à notre grand désappointement, absolument comble. Combien de temps faudrait-il attendre pour qu’une table se libère ? Une heure. Et nous voilà donc contraints de modifier nos plans, et nous nous rabattons sur un autre établissement connu d’eux, où la même mésaventure se reproduit. 

La suite des autres déboires importe peu : ce que je voudrais rapporter, c’est un incident qui eut lieu à l’occasion de l’une des autres tentatives infructueuses qui s’ensuivirent. Arrivés à proximité d’un des restaurants figurant sur la liste que nous avions entrepris d’explorer désormais systématiquement, l’épouse d’Andrew suggéra que seuls elle et moi allions nous enquérir de la situation, épargnant au reste de l’équipe une très probable déception supplémentaire. 

J’ai le souvenir très net que, par rapport à l’endroit où la voiture, resterait stationnée avec le gros de la troupe, l’établissement était situé à gauche derrière un coin. 

Or aussitôt qu’elle et moi avons dépassé ce coin, devenus du coup invisibles aux occupants de la voiture, elle se met à me parler avec volubilité : m’expliquant dans un style quasiment télégraphique, qui elle est véritablement à ses propres yeux, comme on le fait aux premiers temps des amours mais en général étalé alors, tout à son aise, sur plusieurs semaines, mais concentré ici sur la durée très courte de quarante-cinq secondes, et le message est très clair, qui disait : « Disparaissons ensemble, arrêtons-nous quelque part, n’importe où, mais alors le plus tôt possible, et restons emmêlés l’un à l’autre nous susurrant à l’oreille de doux n’importe quoi dans les intervalles que nous réserveront les halètements, s’ils devaient jamais s’interrompre. Et cela, pour l’éternité ». 

Et je me souviens que tandis que nous retournions vers le cossu SUV, porteurs une fois de plus de nouvelles décevantes, et que nos chemins se séparaient parce que nous devions nous diriger elle et moi vers des portières opposées du véhicule, elle me parlait toujours du même ton précipité mais désormais également tragique.

Je n’ai jamais revu la femme d’Andrew mais j’aurais aimé la revoir. J’y pense soudain : entre cette soirée partagée et le jour où je fus mis à pied sans raison précise par cette firme dont il était l’un des dirigeants, à la consternation d’ailleurs vivement exprimée de l’une de mes collègues, il ne s’est écoulé qu’une dizaine de jours. Il est décidément parfois fort ardu de tenter d’interpréter ce monde très étrange autour de nous et au sein duquel nous sommes irrémédiablement plongés.

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5 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » VII. L’épouse diaphane du patron

  1. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Comportement assez inattendu de la part de cette épouse, surtout au sein de cette société américaine qualifiée de puritaine, mais peut-être est-ce là une réaction qui faisait suite à un regard préalable sans doute un peu appuyé, sachant l’importance du regard dans le rapport homme-femme ?
    Peut-on parler d’un ‘coups de foudre’ de la part de cette épouse potentiellement infidèle ? Ses propos volubiles étaient alors la réponse traduite de ce qu’elle a cru déceler dans le regard de Paul… 🙂

    1. Avatar de Paul Jorion

      It takes two to tango!

  2. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    ¡Hombre! Effectivement, comme le suggère cette expression anglo-saxonne, le tango se danse à deux avec une foule d’interactions qui amènent une forte entente: il faut impérativement être deux !
    Ce bref épisode aurait peut-être pu suggérer un récit imaginaire de ce que chacun et chacune ont pu rêver, mais c’est en dehors du simple récit… 🙂

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