« Dix-sept portraits de femmes » VIII. La femme qui se dévoile, elle et son mari

Ann fut elle aussi pour moi une « passante », mais pas au sens d’à peine entrevue, puisque comme pour l’épouse diaphane de mon patron, nous avons échangé un nombre considérable de mots pour le très peu de temps que nous avons passé face à face, ou plutôt côte à côte : dans une automobile pour Ann et marchant dans une ruelle pour celle qui aurait souhaité que je l’enlève sur le champ. Ce fut en fait, dans l’un et l’autre cas, le nombre de mots le plus considérable possible.

La scène s’est passée à la même époque de Laguna Beach. Un jour Brenda, mon amie, m’avait dit : « J’ai visité aujourd’hui une très belle maison. Est-ce que tu veux la voir ? » J’étais sur mes gardes parce qu’en Californie, comme dans l’ensemble des États-Unis, « beau » est souvent utilisé comme synonyme de « démesuré ». Mais Brenda était un peintre à l’œil infaillible et je me suis donc laissé convaincre. Bien m’en a pris car il s’est agi, avec cette maison de Dana Strands, de la plus belle qu’il m’ait été donné de voir.

A priori pour moi, une maison c’est un endroit où l’on fait des choses biologiques : on mange, on dort, et ainsi de suite. Mais dans celle-ci, tous mes préjugés sur l’architecture et ses rapports avec la biologie sont tombés. Il y avait dans cette habitation toute en arrêtes verticales, enchâssés les uns dans les autres, une multitude d’espaces sans nom, où l’on pouvait aller s’asseoir ou rester debout, avec une assiette, ou avec un livre ou sans raison particulière, juste pour être là à regarder la mer. Les portes-fenêtres ouvraient sur des terrasses ou directement sur des pelouses, et les gens qui passaient sur l’avenue qui domine la plage auraient pu tout aussi bien pénétrer dans cette maison qui contenait des trésors, s’en emparer et repartir comme ils étaient venus. Et ceux-ci étaient de deux sortes : de l’art cycladique, statuettes, poteries, et des objets africains, dont les plus récents devaient dater du milieu du XIXe siècle et les plus anciens, je ne sais pas, du XVIe siècle peut-être. Il y avait en particulier des velours kuba, de très grandes pièces, de la qualité de ceux que l’on peut voir au Musée de l’Afrique Centrale à Tervuren. 

Et un peu plus tard ce jour-là, Ann, la maîtresse de maison, et moi, nous nous sommes retrouvés seuls dans une voiture que je conduisais : ayant habilement tiré parti d’un imbroglio à propos d’un véhicule à récupérer quelque part. Et pendant que nous roulions, elle m’a dit la chose suivante : « Paul, je sais que vous pourrez apprécier ce que je vais vous dire. Vous avez vu ces objets, vous pensez sans doute que mon mari et moi avons consacré de nombreuses années à les rassembler. Il n’en est rien : il a acheté tout ce que vous avez vu là, en deux heures, chez un marchand à Tel-Aviv. Mon mari est producteur de cinéma. Nous connaissions l’existence de ce marchand et un jour nous sommes allés le voir. Mon mari a regardé les objets qu’on nous présentait un par un, à nous assis dans un salon, et il disait, « Celui-ci… et puis celui-là… », et l’antiquaire disposait les pièces retenues à l’écart pour que nous puissions les examiner ensuite. Et quand nous en avons eu fini, ce marchand devait s’attendre à ce que mon mari se tourne alors vers sa première sélection et choisisse un ou deux des objets initialement retenus. Il n’en revint pas quand il s’entendit dire : « Non, non, je prends le tout ! ». Vous comprenez Paul ? La famille de mon mari, pendant la guerre, elle avait tout perdu : corps et biens. Et ce jour-là, pour lui, avec l’argent qu’il avait fait, il pouvait prendre une petite revanche sur l’histoire. Une revanche au nom des siens. Au nom de la vie, contre la mort ». 

À vous Ann, c’était l’un de vos secrets, que vous avez confié ainsi, à un homme que vous voyiez pour la première fois, alors que tous deux vous étiez parvenus, contre toute logique, et au grand dam sans doute de ceux qui vous avaient présentés l’un à l’autre, à vous retrouver seuls, dans l’espace d’une automobile. Je ne me souviens pas, Ann, de ce que je vous ai dit moi ; j’imagine, moi aussi, des faits essentiels sur ma personne.

Et vous aviez un autre secret, que Brenda m’avait révélé : que vous aviez été autrefois une femme qui se dévêt, une danseuse de la variété dite « exotique ». Aussi, quand il m’arrive d’entrevoir une enseigne au néon qui annonce « Strip-Tease », je pense aux extraordinaires planches en couleurs de Norman Hardy dans les « Notes ethnographiques sur les peuples communément appelés Bakuba ainsi que sur les peuplades apparentées : les Bushongo » que Torday et Joyce consacrèrent en 1910 aux Kuba, au retour de leurs explorations dans le bassin du Congo.

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4 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » VIII. La femme qui se dévoile, elle et son mari

  1. Avatar de Hervey

    L’auteur fait l’éloge du raccourci tout en invitant le lecteur à pratiquer l’art de la broderie.
    Collection pour collection.

  2. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Curieux la confession de cette dame au sujet de son mari, le rapport à l’argent était cette fois une façon de s’affirmer et concourir à effacer une horreur ayant touché sa famille durant la guerre, plutôt que comme instrument de domination tel que rencontré habituellement.
    Quant à la dame, quel était le fond de cette manœuvre visant à se retrouver seule avec Paul ? S’agissait-il seulement d’un dévoilement psychologique ? L’imagination du lecteur est sollicitée. 🙂

  3. Avatar de de Wouters Olivier
    de Wouters Olivier

    Notes ethnographiques que vous pouvez consulter et télécharger à l’adresse suivante :
    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6475837f/f19.item.texteImage
    Les planches se trouvent en fin de volume.

    1. Avatar de Paul Jorion

      Un splendide ouvrage. J’en avais en exemplaire, qui doit encore être quelque part. Mais où ?

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