Quand j’habitais à Cotonou au Bénin, j’avais ce qu’on appelait une « contrepartie » : un jeune confrère africain qui m’accompagnait dans mes tournées sur le terrain et qui collaborait à mes recherches sur l’économie des populations côtières. Chaque « expert » des Nations-Unies travaillait en tandem avec un collègue, citoyen du pays où un projet d’aide à la pêche était patronné, et vis-à-vis duquel il jouait le rôle du maître face à son apprenti. Il s’agissait là souvent d’une fiction : l’expert s’avérait en général être un novice par rapport au natif du pays qui, à son tour, en savait beaucoup moins sur la pêche que le pêcheur que, tous ensemble, nous venions prétendument instruire. On connaît le slogan : « Donne de l’argent à un pauvre et tu lui permettras de manger pendant une journée ; apprends-lui à pêcher et tu lui permettras de manger tous les jours ». Et ce qui se passait dans notre cas à nous, les « experts », c’était que nous étions extrêmement bien payés et qu’en sus, c’étaient des pauvres qui nous apprenaient à nous à pêcher. Ce qui ne veut pas dire que nous ne servions à rien : notre signature permettait de débloquer des fonds et certains d’entre nous avaient d’excellentes idées quant à l’utilisation possible de ces sous, telles que creuser des puits pour que les villageois puissent boire de l’eau potable au lieu d’une boue empoisonnée, ou les aider à construire une piste conduisant à un marché où ils auraient l’occasion de vendre le poisson qu’ils pêchaient.
Anastase était ma contrepartie. Un jour il m’avait expliqué ce qui était arrivé à l’un des ses « pays » qui avait autrefois entamé de manière très prometteuse des études de médecine mais qui, ayant été ensorcelé, les avait interrompues et vivait depuis en reclus au village natal *. Le tournant de sa vie avait eu lieu quand des sorciers professionnels : des mangeurs d’âme, s’étaient réunis un soir et, selon leur habitude, c’est-à-dire par simple jalousie, avaient juré sa perte. Et à ce moment de son récit, j’avais interrompu ma contrepartie, j’avais dit : « Mais, Anastase, comment avez-vous connu l’existence de cette réunion ? » Et il m’avait répondu, « Ah, ça, ce n’est pas quelque chose que Simon lui-même m’a raconté. Quand nous avons compris son malheur, un groupe de ses co-villageois s’est réuni ici à Cotonou, et nous nous sommes cotisés pour consulter un bokonon, un devin. C’est lui qui nous a expliqué ce qui s’était réellement passé ».
J’avais tiré de ce récit la conclusion que, bien qu’il soit un excellent sociologue, en certaines matières en tout cas, Anastase adoptait une attitude moins scientifique que la mienne. Mais sur d’autres sujets, c’était lui le savant et moi l’empirique. Il avait décidé de se marier et il lui arrivait de sortir un petit calepin et de commencer par tracer une grille, et en abscisse il indiquait un certain nombre de qualités qu’une épouse idéale devait posséder et en ordonnée il écrivait le nom de la dizaine de jeunes femmes qu’il avait retenues. Il attribuait alors des notes et faisait le total par candidate, pour vérifier si l’ordre de préférence avait changé ou non depuis la dernière fois qu’il avait ainsi établi son hit-parade. J’admirais sa méthode et je me disais « Pourquoi ne te fies-tu pas toi aussi à l’évaluation objective, au lieu de te laisser piéger comme tu le fais dans de fumeuses spéculations sur le désir et le désir du désir ? »
Ce matin, et cela me donne le bourdon, j’aperçois Lucie dans une salle de réunions où l’on se croise, moi qui sort, elle qui entre et nous échangeons des banalités comme des étrangers : pas même comme des Californiens superficiels. Et dans l’après-midi, elle passe deux fois à côté de moi sans même me regarder. Et ça me rend un peu triste et je me dis « C’est quand même dommage, quand il n’y a plus rien qui passe entre deux personnes qui se sont parlées avec tendresse, il n’y a pas si longtemps ». Et je me souviens qu’il y a quelques semaines, à l’époque où elle entrait dans son silence douloureux, je lui avais dit « Lucie, il faudrait qu’un jour on déjeune de nouveau ensemble ». Et sans me regarder, en baissant au contraire les yeux vers le sol, elle avait dit d’une voix rauque, comme dans un souffle, « Oui, c’est vrai : il faudrait qu’on déjeune ensemble ! » Et là, c’étaient les mots qu’elle avait prononcés, et j’étais reparti en pensant, « … mais la musique disait « je suis à toi » ». Et je me rends compte qu’en rapportant en français ces conversations qui ont lieu en anglais, je saute du « tu » au « vous », je tutoie ou je vouvoie, ou je mélange les deux au sein d’une phrase unique, alors qu’en anglais bien sûr, il n‘y a que du « vous » et pourtant ce « vous » est aussi parfois du « toi », et alors de manière incontestable.
Et à six heures je quitte le bureau. Et j’ouvre la porte qui donne sur le palier et là, attendant l’ascenseur, il y a Lucie, toute seule, et en me voyant, elle rougit, de cette manière qui nous surprend chez les Chinois, c’est-à-dire avec le teint qui tourne à l’ocre. Elle dit, « C’est l’heure où tu pars ? » Et je dis, « Ouais, pour moi c’est relativement tôt mais je suis fatigué ». Elle dit « Oui, moi c’est pareil ». Et on entre dans l’ascenseur et là nous ne sommes plus seuls, il y a une autre femme, mais comme on dit très justement : « ils sont seuls au monde », et je vais me placer tout à l’opposé d’elle : je m’adosse à la paroi, les jambes un peu écartées, et j’ai les pouces passés dans la ceinture et je dois ressembler à John Wayne à OK Corral, et je dis « Lucie : nous devrions déjeuner ensemble ». Et elle me répond, « C’est le 1er mai demain. Non ? » Et je dis, « Non… je crois que le premier c’est vendredi ». Elle dit « Non, c’est demain. Vendredi, c’est le 2. Mangeons ensemble lundi : lundi ». Je dis « Oui, lundi, c’est une bonne idée ».
Et tu vois Anastase, on est sur ses gardes parce que la vie est compliquée, pleine de choses qui font mal, et on évite parfois de poser son regard parce qu’on se souvient, surtout si on est Chinois, qu’une étincelle peut mettre le feu à la plaine, mais tout à coup il y a une porte qui s’ouvre et il y a deux regards, et ces regards verrouillent comme l’avion avec la batterie de DCA, et dans un éclair, parce que la garde est baissée, on oublie le mari qui fait les biberons à la maison et les deux petites et leurs otites à répétition, et c’est ça l’amour, quand le calcul se dissipe en fumée et qu’il n’y a plus que les regards qui se dévorent l’un l’autre.
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* J’ai consigné l’histoire de Simon dans un grimoire récemment exhumé. Je vous la raconterai par le menu un jour prochain.
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