Était-ce que j’avais enfin abouti après plusieurs semaines de réflexion sur les bus et les arrêts de bus à des conclusions provisoires, ou bien étaient-ce les impondérables dans le cours des événements eux-mêmes qui m’encouragèrent à me montrer plus téméraire, aussi bien à l’arrêt qu’une fois installé au cœur du véhicule ? Ainsi, par exemple, hier, simple conséquence des fluctuations dans le trafic et dans le nombre des voyageurs, arrivé à Van Ness, le bus était plein. J’avais pu quant à moi m’asseoir à l’arrêt précédent de Gough où j’ai l’habitude de monter, m’appropriant l’un des derniers sièges vacants.
Entra alors une femme d’une trentaine d’années, tailleur noir très chic, habillée pour un conseil de direction, ou pour un entretien, la seconde hypothèse étant la plus vraisemblable, seul le fait d’être sans le sou pouvant effectivement expliquer que l’on risque une tenue aussi impeccable dans un transport en commun bondé. Un visage très intéressant, à la Bianca Jagger, la férocité en moins. Et, au lieu de faire selon mon habitude, c’est-à-dire au lieu de la fixer bouche bée, je prends l’initiative, d’une manière qui me surprend moi-même, en lui disant, « Voudriez-vous vous asseoir ? ». Une telle proposition est devenue à ce point inhabituelle de nos jours, qu’elle n’a pas pu s’empêcher d’interpréter mon offre pour ce qu’elle était réellement : un mammouth congelé émergeant du permafrost, appelé « galanterie », et elle a éclaté de rire : « Merci beaucoup, c’est très gentil mais ce ne sera pas nécessaire ! ».
J’ai appris bien des choses en neuf mois de trolleybus, ce qui m’a permis en particulier de faire accéder la théorie des passantes à un stade supérieur en y introduisant – sans même devoir médiocrement forger un néologisme – une distinction conceptuelle entre les « vraies passantes » et les « fausses passantes ». Il y a en effet parmi les passantes, celles pour qui une deuxième rencontre inopinée serait, comme la première, de l’ordre de la coïncidence et ne ferait d’elle rien d’autre qu’une passante « revue par hasard », mais il y a celles au contraire pour qui une seconde rencontre serait l’occasion d’une épiphanie : elle mettrait un point final, on le sait, à leur condition de passante, soulignant rétroactivement qu’il s’agissait déjà la première fois, non pas du choc entièrement privé de toute signification de deux corps indifférents l’un à l’autre, mais bien déjà d’un amour contrarié. La « valseuse qui sembla triste et nerveuse » à Monsieur Antoine Pol appartient sans conteste à cette seconde catégorie. Vous dites d’elle qu’« elle n’est jamais revenue » : ce n’était donc pas une passante, Monsieur Pol, mais une femme que vous avez attendue, vainement. Vous avez eu mal, Monsieur Pol : ce n’était pas une passante, vous dis-je, vous avez eu mal, comme quand on aime !
Deux certitudes sont là, face à face, en conflit cornélien : la première, que la précipitation est fatale, la seconde, que la probabilité de retrouver la même femme inconnue un autre jour dans le même bus est si mince qu’il est coupable de ne pas tenter d’emblée sa chance. Que faire alors ? Le bénéfice érotique d’une seconde rencontre fortuite est lui si élevé que l’on saute sans hésiter de Corneille à Pascal, parce que l’on se trouve en fait devant un pari authentiquement pascalien : il est préférable de viser le gain infini de la prise de conscience rétrospective que la première rencontre était en réalité celle d’une « fausse-passante » – car elle était déjà véritablement aimée –, plutôt que d’aspirer à la satisfaction prosaïque que l’on éprouve à draguer avec succès une « passante lambda » la première fois qu’on la voit.
Bien sûr l’arrêt où je descends met chaque jour un terme à mes aventures imaginaires. Mais comme il s’agit du plus populaire, où la moitié des voyageurs quitte le bus, la probabilité que deux d’entre eux pris au hasard y descendent simultanément est élevée (elle est de 25%, comme l’aura correctement calculé le lecteur), ce dont la femme de profil avait d’ailleurs fourni la preuve. Et Bianca choisit en effet elle aussi le district financier. Malheureusement, contrairement à sa consœur, elle ne m’accompagne pas au Starbucks. Et c’est donc non sans tristesse que, quelques minutes plus tard, je me retrouve dans la rue, mon gobelet fumant à la main. Or, un bienfait n’étant jamais perdu (je pense au siège que je lui avais offert), mon désespoir s’avère avoir été prématuré ! Qui se trouve en effet là ? prétendant de manière cocasse s’être d’abord dirigée dans la mauvaise direction, pour se retrouver inopinément devant le Starbucks au moment précis où j’en sors, faisant que mon pauvre cœur se mette à battre la chamade ? Bianca !
Il y avait chez mes parents, et cela pend maintenant au mur chez ma sœur, une très grande gouache des années vingt représentant la scène suivante : un homme et une femme marchent de concert, l’homme est à l’avant-plan et précède la femme d’un seul pas, ils sont très proches l’un de l’autre, à la limite de ce qui est tolérable pour des étrangers. Ils sont sur leur trente-et-un l’un et l’autre : elle et son chapeau cloche, lui et ses chaussures bicolores assorties à sa tenue sport en lin grège. Une assurance surhumaine se lit dans la démarche comme dans la posture du Monsieur qui dirige son regard droit devant lui vers la ligne d’horizon, tandis que la Dame, au second plan, a le regard légèrement dirigé vers le bas. On imagine très bien cette gouache, qui est une « illustration » bien davantage qu’un tableau, ayant servi de couverture à un magazine, avec une légende du genre : « Ils s’ignorent ostensiblement ».
Enfant, je me suis fait expliquer la scènette à plusieurs reprises, sans que ma compréhension de son enjeu s’en améliore considérablement :
– Tu vois, Paul, on a l’impression qu’ils ne se regardent pas, mais en réalité ils se regardent quand même.
– Mais non, ce n’est pas possible puisqu’il marche devant et qu’il ne la regarde pas du tout.
– Oui mais c’est comme s’il la regardait : parce qu’il marche de cette manière pour qu’elle fasse attention à lui.
– Oui mais ce n’est pas lui qu’elle regarde : elle regarde tout à fait ailleurs !
Etc. Il faut vraiment tout apprendre aux enfants !
Et il m’est venu l’envie de recréer comme un tableau vivant cette illustration de mon enfance dont j’avais eu tant de mal à percer le secret.
Nous avons donc marché comme cela côte à côte, bien que moi de trente centimètres plus avant, sur Montgomery entre Clay et Sacramento. Et semblable à la complicité entre Eva Peron et moi, qui nous retrouvons ponctuellement tous les jours pour nous signifier l’un l’autre que nous ne nous aimons décidément pas (en espérant secrètement que l’autre finira par abandonner une attitude aussi grotesque ; Evita était d’ailleurs assise dans ce même bus et a dû m’observer en train de la trahir aussi effrontément), cette synchronisation entre elle et moi requérait en réalité un très haut degré de concertation : tout relâchement de l’attention se serait en effet matérialisé en l’un distançant l’autre. Mais nous savourions pleinement la dimension pascalienne de l’instant : l’investissement que nous étions en train de consentir et le soin que nous apportions à maximiser l’impact de nos retrouvailles éventuelles, et qui assurerait le jour dit l’épiphanie instantanée d’une passante vraie métamorphosée par l’opération du Saint-Esprit en fausse passante.
Je n’hésitai pas à doubler la mise en ajoutant le pâté de maisons qui s’étend de Sacramento à California (puisque j’aurais pu tourner à droite dans Sacramento), et bien m’en prit puisqu’au carrefour suivant je tombai sur une collègue de bureau, apportant ainsi fortuitement à Bianca la preuve que j’étais connu comme le loup blanc dans le quartier financier. Elle poursuivit son chemin tout droit, sans doute aussi satisfaite que moi d’une journée qui s’annonçait sous des auspices à ce point favorables.
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