DONALD, RONALD ET PIKETTY, par Marie-Paule Nougaret

Billet invité.

On a survécu à Reagan, c’était la seule consolation, presque comme un obsession, un mantra ou une prière, le seul soulagement à offrir à ses amis, le 9 novembre, lendemain de l’élection de Donald Trump : « On a survécu à Reagan… » Je pensais à ça justement, cette nuit… répondaient-ils, je ne pouvais pas dormir.

Je pensais à ça ce matin … avec beaucoup de points de suspension et de fatigue entre les phrases. Question de génération, bien sûr : on a survécu à Reagan, ce qui ne laisse pas de nous étonner. Et ce pendant que l’écologie gagnait les esprits.

L’irruption de Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis, en 1981, fut un pire cauchemar que celle de Bush junior 2001. Sa réputation le précédait. En Californie, en 1966, les blancs n’étaient là en nombre que depuis cent ans, et n’avaient pas eu le temps de tout casser ; c’est du moins ce qui se disait et se dirait encore longtemps. Les amérindiens massacrés[1] avaient laissé intacte la forêt des contreforts des Rocheuses dans le brouillard de l’océan. Les arbres, des conifères surtout, séquoias et redwoods, dominaient de si haut qu’ils donnaient l’impression au visiteur d’être un nain ou un lutin. La route de la côte, de Los Angeles à San Francisco, en suspens au dessus du Pacifique, restait étroite, traversée par les biches sorties du bois. Les mouettes innombrables formaient des nuages denses qui bloquaient le soleil. Les lycéens de terminale devaient partir pour la guerre du Viet Nam, s’ils tiraient le mauvais numéro d’une loterie sinistre. Des déserteurs de dix sept ans s’enfonçaient sous les arbres géants, avant la fin de l’année scolaire et que l’armée ne s’en aperçoive, remontant les ruisseaux, tâchant d’avancer à l’indienne, pour atteindre le Canada à pied, en quelques mois.

L’état protégeait 11 000 ha. Restaient 607 000 ha de bois encore debout, reliquat d’une sylve dix fois plus vaste, que l’industrie du sciage débitait sur un rythme soutenu. Quelques voix demandaient un parc national. En campagne pour le gouvernorat, l’acteur Ronald Reagan n’a pas de temps à perdre et le 12 mars 1966, déclare :  « un arbre c’est un arbre. Si on en a vu, mettons, 40 000 ha, on n’a pas besoin d’en voir plus ». Ce que la légende traduira : « quand on a vu un redwood on les a tous vus »  et lui collera aux basques, à vie. Un séquoia de deux mille ans fournit 148 km de planches. Le fait est qu’ils sont tous pareils de ce point de vue.

Il sera élu néanmoins et en 1969, Reagan, gouverneur, envoie la troupe armée contre les étudiants qui demandaient un jardin public sur un terrain de l’université, publique, de Berkeley. C’est l’épisode de People’s Park. Bilan officiel : un mort et 128 blessés, sans doute davantage, beaucoup ayant fui les services d’urgence de crainte d’être arrêtés.

En ce temps là, les mots « université publique » avaient un sens aux Etats-Unis, en terme de scolarité gratuite : c’était avant Clinton. Mais revenons à Reagan, investi président de la fédération en janvier 1981, et qui ne décevra pas. L’année même lui vient l’idée d’une « guerre nucléaire limitée en Europe » à la frontière avec les pays communistes. C’est dire si les Allemands étaient contents. Les archives en ligne du New York Times n’en gardent qu’un démenti, ce qui est une manière d’aveu : le président fait savoir qu’il n’a pas dit ça. Ah bon, mais quelle idée ? D’où cela peut-il bien sortir ? Pourquoi y consacrer autant d’espace, presque une page du journal ?[2] Le magazine Newsweek lui, a oublié, mais à l’époque il s’inquiétait. De mémoire, des médecins, sommés de préparer les soins aux blessés, auraient répondu : il n’y a pas de traitement.

La médecine de nos jours traite les enfants irradiés avec la pectine, extraite des pépins de pomme, mais elle ne le savait pas. Il aura fallu pour ça le triste désastre de Tchernobyl. Du reste en ce moment les fonds manquent pour produire le médicament[3].

De plus, il n’y a pas que les radiations.

Preuve plus manifeste de la fantaisie belliciste de Reagan, cinq chercheurs, dont Carl Sagan, avaient plongé dans un travail qui aboutit en 1983, au concept d’hiver nucléaire, depuis classique en climatologie. Ils se fondaient sur la physique de l’atmosphère et l’étude des grandes éruptions : en 1815, année de Waterloo, le volcan Tambora d’Indonésie a rejeté tant de cendres que le monde entier devint sombre, et pour longtemps. Il n’y aurait pas de moisson, faute de lumière, deux ans durant. Les oiseaux tombaient gelés dans les rues de New York. Voilà les vraies promesses d’une guerre nucléaire, impossible à limiter.

Alors même si Reagan niait, et si ses thuriféraires ont depuis inventé qu’il avait fait tomber le mur de Berlin, ce qui est plutôt comique, ça ne l’empêcherait pas de déployer des missiles, puisque les Soviétiques avaient commencé, ni les Allemands de hurler en défilant dans la rue : ‹ Better red than dead ». Et nous y avons survécu. C’est le genre de détails qui remontaient au lendemain de l’élection de Donald Trump.

Par un réflexe de protection courant dans les années 70, qui revient en ce temps de guerre où nous sommes mêlés, mais qu’aucun candidat à la présidentielle ne mentionne[4]; ou, plus banalement, pour éviter le couplet quotidien sur le FN, obligatoire dans les émissions d’information, depuis on ne sait plus quand, nombre d’entre nous se tenaient à l’écart de la radio et la télévision, le soir du 8 novembre, tandis que Trump était élu. Ils avaient dormi tranquillement.

Tout de même, c’était un choc, ce résultat. Avec cependant cette pensée :  on avait survécu à Reagan, peut être pourrait on y trouver un appui, comme une bouée inaccessible en haut la vague de 6 m. Je ne sais pas si je survivrai mais quelque chose survivra. Des Sioux affichaient sur Facebook : « on a survécu au génocide, on survivra à Trump ».

Circonstances historiques, il fallait en apprendre plus. Allons, un petit effort pour s’informer. Miracle, le 10 novembre, Antenne 2, puis France Inter, le 12, invitaient Thomas Piketty, notre candidat en puissance préféré. Ce n’est pas tous les jours. Et le 12, Piketty signait dans Le Monde une tribune qu’on ne peut pas lire gratuitement. Il n’y est pour rien bien sûr, si son travail sert de produit d’appel, c’est un indice de son audience. Le texte demandait qu’on renforce la justice, surtout dans les affaires de grandes firmes contre les pays qui bornent leurs profits virtuels. Le commerce ne doit plus prétendre régenter les lois. Il « doit redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être : un moyen au service d’objectifs plus élevés. »

On peut en revanche l’écouter une heure entière à la radio ici. Et que Piketty y raconte-il sur Trump ? Il parle de Reagan, tiens donc. Trump est un reaganien, ne vous y trompez pas. Même s’il arrête les traités de commerce, il reste un obsédé de la compétition, il va falloir trimer pour rester compétitif (je traduis).

Dans le débat sur Antenne 2, avec deux ministres entre autres (ici), il réussit même à placer, au bout de 2h03, que Trump, qui se flatte de ne pas payer d’impôt, a gagné parce qu’il expliquait « aux petits blancs, malmenés par la mondialisation : votre ennemi ce n’est pas le grand blanc comme moi qui devrait payer des impôts, c’est le petit noir, le petit mexicain, le petit musulman. Et si je leur tape dessus et que je tape sur les pays étrangers ça va marcher. Sauf que, évidemment, ça ne va pas marcher ».

Résumons nous : selon les statistiques, depuis 2015 les blancs aux Etats Unis meurent plus jeunes de maladies que leurs concitoyens[5]. Pour le Français de base, le toxicologue, l’écolo/jardinier fauché états-unien, le cadre de la Silicon valley ou de la NASA, assez exigeants sur leur nourriture[6], c’est simple : les blancs pauvres n’ont qu’à se mettre à cuisiner, comme les noirs et latinos le font. Et par la même occasion éviter le lait aux hormones des glaces et milk shakes industriels, la viande aux antibiotiques, ou les corn-flakes ogm insecticides imbibés d’herbicide : faites vous des pancakes, au petit déjeuner, ce n’est pas sorcier. Bien sûr ce n’est pas le discours de Trump, ni de la plupart des candidats à la présidentielle, en France, terrifiants d’incompétence sur la vie de tous les jours, pro tout ce qui est grosse industrie, OGM et compagnie.

Chacun comprend que les accords de libre échange tirent les salaires et les normes de santé vers le bas. Précision pour les plus jeunes : Trump ou le FN n’ont fait que monter dans ce train. Selon Laurie Wallach de Public Citizen, le traité trans-pacifique était déjà mort, tué par le Congrès. Trump a dû ressusciter ce zombie[7] pour prétendre l’annuler. Ce sont bien les associations Public Citizen, fondée par Ralph Nader, Ecoropa en Europe et Third World Network pour le tiers monde, les écolos et les gauchistes, qui ont effectué le travail pionnier contre la dictature du commerce. D’abord contre le 8ème cycle du GATT (general agreement on tariffs and trade), de 1988 à 1994, puis contre l’OMC, qui devrait s’appeler OCM, organisation du commerce mondial, dans une vraie traduction de WTO (world trade Organization) si le qualificatif vient en premier. Une manifestation mondiale a paralysé l’OMC pour plusieurs années, à Seattle en 1999. On n’y a guère vu l’extrême droite française, ni Donald Trump bien entendu.

Et de même, en 2005, ce ne fut pas la peur du plombier polonais qui inspirait de refuser le traité constitutionnel. C’était la peur pour ce Polonais qui ne serait plus protégé, en France, par la loi du pays, c’est à dire payé au Smic.

Le Smic, parlons en. Nous l’appliquons aux travaux agricoles, à l’inverse de nos voisins, légèrement plus esclavagistes sur ce point.  Leur concurrence à bas prix ruine notre petite agriculture, qui demande de la main d’œuvre, surtout quand elles est biologique, puisque dans ce cas là, on désherbe à la main : les tomates bio viennent d’Espagne, les pommes bio d’Allemagne, et se vendent encore très cher, vu la paye de ceux qui les ont cultivées.

L’empire exigeait semble-t-il la même chose des agriculteurs romains qui avaient jadis fondé la république. Soyez un peu compétitifs, vos prix sont trop élevés. Nos mercenaires ont conquis des colonies en Anatolie, en Afrique du nord et en Sicile, dont les esclaves produisent un blé qui ne coûte rien. Les colonies seront déboisées, leur sol épuisé, les agriculteurs romains migreront vers la ville, pour au moins recevoir du pain et assister aux jeux, panem et circoutumecenses. Il ne faudrait pas deux cent ans pour qu’arrive la peste, à Rome affamée parmi ses friches, avec les rats des bateaux de grain.

La France n’invente pas que des avions de combat. Elle a inventé les règlements de l’agriculture biologique, en 1981. Une innovation imitée partout, et dédaignée par ceux qui nous prêchent l’innovation. La coutume ce serait plutôt : ces bio ont tout compris, ils n’ont pas besoin de nous, voyons les comme des rivaux. Aidons leur ennemi, l’agriculture industrielle, pour faire baisser les prix, plutôt que demander un Smic agricole dans l’UE.

Cette folie de rivalité, qu’on étend à tous les domaines, la science la réfute. Ce n’est qu’un darwinisme mal digéré. On a découvert dans les années 1970, que les arbres, puis les plantes, dépendaient complètement des champignons du sol, en interaction avec les racines. Le tout forme un seul réseau, presque toujours invisible, sous nos pieds.

Mais tant d’exemples montraient déjà que tout est lié. On le savait mais on a oublié. Le déboisement entraîne la désertification, Platon le constatait, à propos d’Athènes, dans le Timée, il y a  2500 ans. Ce n’est pas par hasard qu’une administration s’est appelée « eaux et forêts » durant des siècles. Les études les plus récentes sur l’évolution montrent que la compétition n’est pas, comme on l’a cru, la relation dominante. C’est la collaboration, jusqu’au niveau microscopique du plancton. Ce blog les a citées [8].

Tout est relié, même les cerveaux. Nous avons des neurones miroirs pour apprendre et pour ressentir ce que les autres éprouvent.  Il faut écouter le neurologue Vilayanur Ramachandran expliquer en 7 minutes comment, en opposition aux sensations de la peau nous formons ensemble un seul esprit (vidéo sous titrée ici ). L’existence de ces neurones de l’empathie a des conséquence en clinique. Mais aussi dans la vie de tous les jours. C’est par eux que la guerre en Syrie nous rend malade, pas autant que ses victimes bien sûr, que nous ne voulons plus entendre les informations, que nous éclatons de rire avec Thomas Piketty quand le représentant du FN, sur Antenne 2 proteste qu’on ne laisse pas parler son parti. S’il vous plait monsieur Piketty, présentez vous aux élections, qu’on vous entende encore. Nos neurones miroirs ont faim.


[4]  Yannick Jadot en a depuis dit quelques mots en débat avec Mediapart :https://www.youtube.com/watch?v=qRIJ2LUT0jg

[6]  Interrogés sur la plante qu’ils rêvaient de cultiver en priorité dans l’espace, les astronautes répondent : du basilic, c’est ire leur style de vie.. Voir  La Cité des Plantes, MP Nougaret, éditions Actes Sud,  p 123.

[8] Le plancton ne pratique guère la compétition, sur ce blog, le 4 aout 2015, http://www.pauljorion.com/blog/2015/08/04/le-plancton-ne-pratique-guere-la-competition-par-marie-paule-nougaret/

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  1. Et bientôt, E.S.=protéines finlandaises ! https://www.theguardian.com/business/2024/apr/19/finnish-startup-food-air-solar-power-solein. Pas compris d’où leurs micro-organismes tiraient l’azote toutefois, peut-être bien de l’air (l’énergie, elle,…

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