L’Université française

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Alain Caillé, du Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS), me fait parvenir un projet de texte consacré à l’avenir de l’université française. Je lui réponds ceci :

Alain,

« Pour un cercle des professeurs et des chercheurs disparus (ou en voie de disparition) » n’est malheureusement pas mobilisateur. Il évoque – j’imagine délibérément – Fahrenheit 451 où chaque résistant apprend un livre par cœur, pour que celui-ci survive. Cela fait longtemps que je ne fréquente plus l’université mais je ne pense pas qu’on en soit arrivé là.

Il manque à ton texte un foyer positif qui puisse concentrer les enthousiasmes sur une cause bien précise. « Savoir désintéressé » ne fait pas l’affaire. D’abord, comme tu le dis, il rappelle « désintérêt », ensuite il évoque un reste dont le contenu ne peut se définir que négativement, en extériorité de la chose.

Il faut envisager l’avenir dans une toute autre perspective : cette université anglo-saxonne, riche, globale, envahissante, dont tu évoques le spectre n’est plus : elle s’effondre en ce moment comme le savoir technocratique qu’elle dispensait. Elle fonctionnait comme Enron à un certain niveau dispendieux, adossée à des fondations opérant comme des hedge funds : il n’en reste aujourd’hui que les cendres. Les étudiants devaient emprunter des sommes astronomiques pour assister à leurs cours, qu’ils remboursaient sur des dizaines d’années : le montant des inscriptions continue de grimper mais les prêts-étudiants ont rejoint les subprimes au cimetière des mauvaises idées : ils sont morts. Ce monde tout entier est à l’agonie et c’est lui le contexte au sein duquel l’université française doit se repenser.

La France a eu la chance de se convertir à l’ultra-libéralisme en traînant la patte : les prêts immobiliers pour smicards étaient dans les cartons mais on n’aura heureusement pas eu l’occasion de les déballer. Même chose pour l’université : les meilleurs étudiants du monde vont débarquer et ils apprendront le français. C’est à ce nouveau contexte-là qu’il faut se préparer : c’est à un message qui s’adresse à eux qu’il faut s’atteler car il est essentiel que quand ils arrivent ils n’aient pas le sentiment qu’ils sont là parce qu’il n’y avait nulle part ailleurs où aller : il faut les rendre heureux ! Parle leur de Rabelais, de Ronsard, de Descartes et de Pascal, de Montaigne et de Montesquieu, de Fermat, de Voltaire et de Victor Hugo, de Durkheim, Sartre, Foucault et Lévi-Strauss et ils voudront qu’on leur parle aussi d’Eschyle, de Platon et d’Aristote, de Shakespeare et de Lao-Tseu ! Et le savoir « désintéressé » s’épanouira comme mille fleurs !

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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11 réponses à “L’Université française”

  1. Avatar de bob
    bob

    Espérons, mais il y a du pain sur la planche pour rénover les universités françaises ainsi que les labos de recherche qui sont associés.
    D’autres part il faudra relancer l’industrie car l’enseignement supérieur dépend de la recherche, qui dépend elle même de l’innovation et l’innovation s’articule sur l’industrie (et pas sur le secteur tertiaire).
    quel boulot pour rattraper le retard que nous avons sur les USA…

  2. Avatar de TL

    Les universitaires français jouissent de trop de privilèges indus, leur rémunération augmente automatiquement avec le temps alors que leur engouement est souvent décroissant pour ce qu’ils enseignent. On demande aux étudiants d’avoir une tête bien pleine pour vomir des leçons apprises par coeur sur des copies d’examen. Les procédures de recrutement des professeurs relèvent de la pure et simple cooptation.

    Franchement, que faire d’un tel système ?

  3. Avatar de TL

    J’oubliais : la plupart des bibliothèques universitaires ferment à 21h max.
    L’accès aux réserves est interdit même aux thésards, il faut préalablement savoir ce que l’on cherche pour le demander. Comment sortir des sentiers battus, se confronter à un auteur inconnu mais potentiellement enrichissant dans un tel contexte ? On n’a aucune foutue idée de ce que signifie la recherche dans ce foutu pays, les avantages des fonctionnaires et la vénération du statu quo administratif passent avant.

    Si je devais apprendre un livre par coeur (d’économie), ce serait
    – L’expansion dans la Stabilité de François Bilger
    – ou les articles de 1926/28 de Sraffa.

  4. Avatar de bob
    bob

    TL:  » priviléges indus »: enseigner dans des facs délabrées sans budget?
    si c’est tellement cool le métier en France pourquoi n’y a t’il aucun chercheur Américain dans les labos français et autant de chercheurs qui viennent de pays pauvres (exemple: chinois, indien ou Afrique du Nord…).
    La réponse est simple les conditions sont épouvantables et ça coute pas un rond à l’Etat de les payer au lance pierre.
    Un Américain ça coute beaucoup trop cher pour le déficit budgétaire du pays…

  5. Avatar de nuknuk66
    nuknuk66

    « La France a eu la chance de se convertir à l’ultra-libéralisme en traînant la patte »
    Finalement, notre « immobilisme » tant décrié par les Nicolas BAVEREZ, Jean-Marc SYLVESTRE et autres n’avaient pas que du mauvais.
    Vive nos manifs qui ont empêché la mise en place des retraites par capitalisation, qui ont ralenti, sinon stoppé, la privatisation de LA POSTE ou d’EDF.
    Vive notre vieux fond paysan qui nous a fait conserver un épargne que d’aucun jugeaient « excessive » et vive notre endettement « insuffisant ». Vive nos « rigidités », quoi !
    Et pour rire, une petite vidéo:
    (programme Sarkozy lors de la campagne présidentielle. Il nous vend des subprimes en prétendant qui’il veut réparer « l’injustice » qui empêche les pauvres d’être propriétaires de leurs logement).

    Enjoy

  6. Avatar de et alors
    et alors

    oui, mille fois oui au « savoir désintéressé »…mais aussi et surtout au « savoir faire », au « penser-agir » indissociables.

    Laborit écrivait « un cerveau ça sert à agir » et complétait par « …aussi longtemps que les connaissances progressives qui concernent le système nerveux central et que nous en avons ne feront pas partie de l’acquis fondamental de tous les hommes, au même titre que le langage dont il est la source (alors que celui-ci exprime surtout notre inconscient sous le déguisement du discours logique), nous ne pourrons pas faire grand-chose. Tout sera toujours noyé dans le verbalisme affectif…. »

    Aussi « apprendre…à apprendre » , élaborer une « bio-pédagogie » (pédagogie de la biologie et biologie de la pédagogie), afin de savoir-faire …aussi…un escalier, du fromage, un mur, du bois de chauffage…etc.

    Merci à toutes et à tous pour ce nouveau pas de côté.

  7. Avatar de le desinteret est une source d'erreur
    le desinteret est une source d’erreur

    Bonjour à Paul et à tous les gens qui nous lisent,

    je comprends le probleme que nous avons tous avec les interets et au final nous ne souhaitons que des dirigeants et des personnes desinteressés parmis nous. Dans le monde merveilleux de walt disney, les dirigeants et nos voisins sont bons et pensent pour nous pauvres pecheurs. la realité est peut etre plus simple que cela. imaginez que par un concours de circonstance incroyable, vous soyez propulsé à la tete d’une des plus grandes puissance du monde. vous pouvez tout de même concevoir que vous devez votre succès moins à mere theresa qu’à certaines personnes fortunées possédant de grandes entreprises ayant pignon sur rue.
    peut etre le luxe que s’offre certaines personnes chez qui ca marche. La philosophie du « désintérêt » serait alors plus du « je fais ça bien que ce ne soit pas rentable pour l’instant mais ça le sera probablement plus tard ». Tout ça pour vous dire que le « désintérêt » n’existe pas et que c’est peut être une lubie qui faut bannir.

    Tout le monde est intéressé. Mère Thérésa l’est aussi dans la mesure où ses actions lui rapportaient soit une joie ponctuelle, soit un reconfort sur le long terme. Le savoir est étanche à ce genre de précepte car le savoir est le savoir- ce n’est pas parce qu’il n’est pas circonscrit à votre mission qu’il n’est pas interessant (en d’autre terme, je suis pompier et bien si j’ai des savoir d’économie c’est pas si idiot car un jour je m’en servirai).
    un des grand intéret du savoir est qu’il tempere les choses.
    Imaginez que vous soyez riches. Est ce que vous accepteriez que votre femme de menage soit plus cultivée que vous? Une personne cultivée accepte d’exploiter une personne moins cultivées qu’elle (ou du moins qu’elle admet être moins cultivée qu’elle même);

    Enfin pour rester pratiques faisons des metiers pratiques. Tout le monde veut aujourd’hui gere des grosses affaires, gagner beaucoup d’argent et se sentir unique et bon dans sa vie. Mettons cela au centre de l’enseignement :
    1- les gens qui gerent de grosses affaires sont souvent des incompetents.
    2- les personnes qui ont beaucoup d’argent ne sont pas epargnées par les drames familiaux (mais les fortunes restent entre elles 🙂 )
    3- Le monde occidental est dans son ensemble une vraie raclure et si nous ne nous pillons pas une grande partie des richesses des autres, nous risquons de generer des emeutes chez nous et chez les pays concernés.

    Au final nous ne sommes que des Êtres purements interessés et les occidentaux qui disent que non ne savent en generalement pas de quoi ils parlent.

    Enseignons des choses pratiques

  8. Avatar de mathieu
    mathieu

    Mouais…

    Le tiers de mes amis sont parti – ont fui plutôt- à l’étranger. Sur ce tiers, le travail de la moitié d’entre eux consiste à saper les intérêts français partout où ils le peuvent (la plupart sont spécialisés en RI, et travaillent désormais pour des puissances concurrentes). Ils ne brûlent pas de voiture… ils ne font pas de grande manifs… ils ont juste « quelques comptes à régler ». Ils flinguent au silencieux, sans bruit. Ca leur passera avec le temps… ou pas.

    Quant à moi, j’arrête cette année, écœuré… on m’a appris récemment qu’il fallait une double agrégation (philosophie + sciences politiques) pour enseigner à l’université à Paris dans mon domaine… et pour commencer à 2000 net par mois… à plus de 35 ans (alors que nous avons 30 ans de retard dans ma discipline, et que quasiment personne en sc po ou en philosophie ne se spécialise dans cette dernière). Je ne sais pas s’il vaut mieux en rire ou en pleurer.
    Sans parler des batons qu on vous met dans les roue quand les recherches « dérangent » les institutions publiques. Il faut aussi beaucoup aimer les petits fours… et éviter la marginalisation scientifique. Rattachez vous à une école « de pensée ». Et une dominante de préférence (il est de bon ton d’être un bourdieusien (dogmatique?) dans 50 pourcents des fac de socio, il est de bon ton de ne pas être neo-keynesien, marxiste ou autre en « sciences » économiques). Bref je raccroche les gants. Je continuerai sans doute pour moi, en grande partie parce que c’est une « manie » chez moi, quelque chose que je ne peux pas m’empêcher de faire, dans mon temps libre. Reste qu’il est dommage d’en arriver là. L’autonomie des universités, à moyen terme, va au moins mettre fin au copinage et au népotisme parce-que dans un contexte de concurrence généralisé dans la distribution du savoir, ce mode de fonctionnement sera tout simplement suicidaire à terme (à moins d’une com très aggressive et de l’institution d’un réseau des anciens qui phagocyterait les débouchés éventuels de la formation en question).

    Bref je vais rejoindre le merveilleux monde du lobbying… et faire le contraire de ce pourquoi on m a formé. « Celui qui ne sait pas ou est le mensonge ne sait pas non plus ou est la vérité ». J’ai bien retenu la leçon. Au lieu de clarifier le débat public, manipuler les opinions publiques. Merci à l’Etat français, et donc aux citoyens français de m’avoir formé. Je ne l’oublierai pas, moi non plus.

  9. Avatar de Mathieu
    Mathieu

    « Imaginez que vous soyez riches. Est ce que vous accepteriez que votre femme de menage soit plus cultivée que vous? Une personne cultivée accepte d’exploiter une personne moins cultivées qu’elle (ou du moins qu’elle admet être moins cultivée qu’elle même); »
    Bien sur que oui j’accepterais que ma femme de ménage soit plus cultivée que moi, quelle erreur de croire que tout le monde pense comme vous.
    Je ne considère pas une femme de ménage comme exploitée.
    C’est un métier dur, esquintant, mais parfois les gens n’ont pas le choix, et une source de revenu supplémentaire (ou une source de revenu tout court) est toujours bienvenue.
    Encore une fois, les cyniques sont persuades que tout le monde pense comme eux…

    De plus, je pense que le désintérêt existe a titre personnel, mais encore une fois vous prenez votre cas comme le cas général. Et non les « désintéressés » ne se retrouvent pas, même par un concours de circonstance incroyable, a la « tête d’une des plus grandes puissance du monde », cela ne les intéresse pas.

  10. Avatar de Eugène
    Eugène

    ministerium= service; celui qui se trouve en responsabilité est donc au service des autres avant d’y être par intérêt!
    l’ absurdité des raisonnements de « le desintéret est une source d’erreur » que l’on constate que ns sommes au bord d’une fin de civilisation!

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