Chine – États–Unis, 1920–1930

San Francisco possède une communauté chinoise très importante, et ceci, depuis le XIXè siècle : une partie considérable du centre-ville est encore occupée par le quartier chinois, le « Chinatown ». L’île la plus importante de la Baie de San Francisco est Angel Island, un centre de détention pour immigrants, essentiellement chinois, y existait autrefois.

Quand on a commencé à évoquer les camps d’internement pour Japonais et Américains d’origine japonaise durant la deuxième guerre mondiale, certains se sont interrogés sur les ressemblances et les dissemblances avec d’autres camps qui existaient, à la même époque, en Europe occupée. Dans la brochure qu’on vous offre à l’entrée du musée du centre de détention d’Angel Island, on s’est efforcé de calquer l’histoire du centre sur celle de ces camps d’internement pour Japonais.

À la fin du XIXè siècle, certaines minorités se sont vu imposer des quota ou des interdictions d’immigrer. Ce sont là des choses américaines que l’on ne peut guère comprendre en Europe. Seule la réunion des familles trouvait grâce aux yeux du Ministère des Affaires Étrangères. Donc les Chinois qui essayaient d’entrer aux États-Unis par San Francisco étaient arrêtés et languissaient dans le centre de détention d’Angel Island. C’est du moins là la version officielle aujourd’hui.

Lorsque la visite guidée atteint l’un des dortoirs, l’indignation est à son comble à la vue des échafaudages de lits en ferraille empilés jusqu’au plafond. Moi qui n’hésite jamais à mettre les pieds dans le plat, je laisse échapper « Est-ce que ce n’est pas l’équipement standard des casernes ? » À quoi le guide a la grâce de me répondre, « Ben, c’est ce qu’il m’a toujours semblé aussi ! »

Dans une autre pièce une anomalie saute aux yeux, un curieux rapprochement s’opère dans l’esprit du visiteur entre une représentation de la vie quotidienne au Centre, mise en scène grâce à des mannequins de cire du genre Musée Grévin, et une photo des années vingt ou trente qui pend au mur d’une des pièces visitées précédemment. La scénette a manifestement été reconstituée à partir de la photo d’époque. Un fonctionnaire « Anglo », comme l’on dit ici pour désigner les blancs au teint clair (ce qui comprend aussi bien les Scandinaves et les Germains), est assis derrière un bureau et prend des notes. Un autre Anglo est debout, son visage sévère est empreint d’un air inquisiteur : c’est un flic en civil ou un officiel de la même engeance, il s’adresse au troisième personnage, assis sur une chaise et qui, lui, est Chinois. C’est ici qu’intervient l’anomalie : les deux blancs de la scénette sont habillés comme sur la photo, mais pas le Chinois. Le mannequin chinois est en bleu de chauffe et casquette comme on les voit sur les photos de la Révolution Culturelle. Le Chinois de la photo, lui, est en complet trois–pièces et feutre clair. « Vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre ! »

Et voici ce que j’ai appris en cuisinant le personnel du Musée, sur ce qui s’est réellement passé. En 1906, lors du grand tremblement de terre qui détruisit le centre de San Francisco, les archives brûlèrent à la mairie. Chaque chef de famille se trouva dans l’obligation de ré-engistrer son ménage. Un grand nombre d’entre eux se déclarèrent à la tête de familles nombreuses dont la plupart des enfants demeuraient encore en Chine. Ils passèrent alors des petites annonces dans leur ville natale afin de vendre au prix fort le droit de prétendre être le fils ou la fille d’un résident du Chinatown de San Francisco. Ce sont essentiellement des avocats et des médecins qui se portèrent candidats et, en cette époque reculée, ces « professionals » étaient tous des hommes. Ceci explique du coup, une seconde anomalie : les textes gravés en caractères chinois sur les murs. Il en existe dans les chambres réservées aux hommes et non dans les dortoirs des femmes. On en trouve plusieurs couches : le personnel du Centre recouvrait les inscriptions d’un enduit épais et les occupants suivants se remettaient à graver. Les femmes étaient probablement d’authentiques filles de Chinois san franciscains ou des clandestines, et ne savaient pas écrire.

Les prisonniers s’étaient constitués en association et disposaient d’avocats en Chine comme en ville. On apprend que seul un pour cent et demi des détenus se voyaient finalement rapatriés. Au début, on avait tenté de les nourrir avec de la tambouille pour hôpital ou pour prison mais ils s’étaient rebellés contre cette nourriture infâme et il leur fut ensuite possible de commander leurs plats à Chinatown. La communication avec les citadins se faisait à l’aide de petits messages collés au-dessous des assiettes. Les prisonniers faisaient savoir à leurs parents putatifs : « Je passe mercredi, ils vont me demander combien de fenêtres il y avait dans ma maison natale. Dépannez–moi ! ».

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