Krill et baleines : éloge du protectionnisme, par Marc Peltier

Billet invité.

KRILL ET BALEINES : ELOGE DU PROTECTIONNISME

Quiconque a nagé au dessus d’un récif corallien tropical demeure ébloui par la prodigieuse diversité de formes et de relations à l’environnement que la nature y déploie. Un nombre incalculable d’espèces différentes, toutes hautement spécialisées et étroitement interdépendantes, s’y côtoient dans un écosystème d’une complexité stupéfiante.

L’énergie disponible pour l’ensemble du récif est celle du seul soleil, en moyenne 12 heures par jour, et les intrants sont parcimonieusement distribués par l’océan environnant. Pourtant, quelle richesse!

Les niveaux trophiques (qui mange qui ?) sont subdivisés à l’extrême, la plupart des prédateurs sont extrêmement spécialisés, et presque tous sont aussi des proies intermédiaires dans les chaines alimentaires. Si un potentiel énergétique, aussi minime soit-il, est disponible quelque part, il sera utilisé par l’écosystème. On trouve ainsi des espèces spécialisées dans la consommation des mues ou des fèces d’autres espèces. Il existe même des parasites de parasites…

Ce système vivant infiniment diversifié est aussi hautement cloisonné par une multitude de barrières invisibles, dans l’espace et dans le temps. Un réseau d’armes et de défenses précisément ajustés maintient un équilibre dans la diversité des formes vivantes. Au total, la productivité, exprimée en biomasse par unité de surface, n’est pas extraordinaire, mais on peut parler d’une vraie richesse.

A contrario, notre planète porte aussi un autre écosystème dont les caractéristiques sont radicalement opposées, l’océan circumpolaire antarctique.

Le milieu est ici très homogène, l’océan se répartissant, aux mêmes latitudes, tout autour de la terre. Des remontées d’eau profonde, les « upwellings », introduisent dans l’écosystème des intrants abondants. L’énergie solaire se déverse généreusement, à ces hautes latitudes, pendant l’été austral. La productivité en biomasse est alors spectaculaire. En revanche, la biodiversité est remarquablement faible. Les niveaux trophiques sont réduits au plus direct : des diatomées transforment l’énergie solaire en matière vivante. Elles sont mangées par un petit peuple d’innombrables crevettes, le krill, qui concentrent cette énergie pour les seigneurs de l’écosystème : les grands cétacés, et quelques manchots. Des prédateurs opportunistes complètent le tableau, mais de façon très anecdotique, et sans changer la chaîne trophique caractéristique : Diatomées -> krill -> baleines.

Ecologie et Economie, au delà de la simple étymologie, présentent des analogies qu’il peut être utile de souligner.

Nous vivions autrefois, en Europe notamment, dans un récif corallien. L’histoire nous avait légué un patchwork de cultures, de territoires, de pratiques, de façons d’être, d’habiter, de manger, d’aimer, de comprendre. Nous entretenions, entre Européens, des relations compliquées, parfois tragiquement conflictuelles. Nous nous épuisions dans des rivalités fratricides. Cependant, nous étions riches.

Les politiques néolibérales se sont employées, depuis 25 ans, à « passer au mixer » les innombrables cloisonnements culturels, politiques et réglementaires qui définissaient notre milieu. Il est en voie d’homogénéisation définitive.

Nous avons ainsi augmenté massivement les flux économiques dans notre espace désormais homogène. Nous avons « rationalisé » l’économie, notamment par une réduction obstinée du nombre d’intervenants entre producteurs et consommateurs. Les poissons de toute taille, imbéciles ou habilement manipulés, ont crié tous en chœur : « A bas les intermédiaires ! Directement du krill à la baleine ! »

Nous avons, plus que tous les autres, parait-il, « profité de la mondialisation ». Des indices objectifs le prouvent : l’espérance de vie, le PIB, la balance des échanges, que sais-je ?… Nous avons aussi exorcisé de vieilles malédictions, comme les guerres récurrentes en Europe. Tout cela est très bien.

Mais, en nous y prenant de cette façon, nous ne devons pas nous étonner de l’anéantissement de nos diversités, du laminage de la classe moyenne, et de l’avenir qui nous est promis dans cette direction : Du krill, et des baleines… N’est-ce pas ce que nous commençons à constater ?

Que voulons-nous ? Une économie « efficace« , maximisant les flux, dans un milieu homogène, avec peu d’intervenants économiques, ou bien une économie « riche« , maximisant les diversités et les intervenants, dans un milieu complexifié par des membranes perméables, à l’image de la vie ?

Une membrane n’est pas une cloison. Elle est au contraire le lieu du contact, de la mise en relation, de la reconnaissance, elle permet l’apparition entre ses deux faces d’une différence de potentiel ou de concentration, d’une pression, d’une force motrice, d’un flux contrôlé.

La membrane est dans la définition même de la vie. Imagineriez-vous que la suppression des membranes dans votre corps puisse constituer, en quelque façon, une « optimisation économique » ?

L’activité économique est décrite aujourd’hui principalement en termes de flux. Nos méthodes comptables ne savent enregistrer, avec rigueur, que cela. Nos outils sont aveugles, ou très inadaptés, lorsqu’il s’agit d’évaluer un potentiel, c’est à dire à ce qui apparait quand on limite un flux.

La physique nous fournit une analogie : une même puissance électrique peut résulter d’une forte différence de potentiel provoquant une faible intensité dans une forte résistance, ou au contraire d’une forte intensité résultant d’une tension faible dans une résistance faible.

Pour donner un exemple d’économie basée sur le potentiel plutôt que sur les flux, la route de la soie et celle des épices, au moyen-âge, étaient très difficiles pour toutes sortes de raisons, et les flux marchands y étaient très faibles. Le potentiel, en revanche, était très élevé, et il a fait l’incroyable richesse de Venise, et la fortune d’innombrables intermédiaires, en amont et en aval, pendant des siècles… Tout ce circuit économique a été ruiné lorsque le développement du transport maritime, en supprimant l’obstacle, a supprimé le potentiel.

Nous étions engagés, avec le néolibéralisme, vers une optimisation des flux économiques, dans un milieu homogène et ouvert. Ce modèle, l’expérience l’a montré, favorise la concentration de la richesse et l’aggravation des inégalités sociales. Krill et baleines…

Le modèle écologique du récif corallien nous suggère une alternative mieux adaptée à la diversité humaine, et aux limites que l’environnement nous imposera très bientôt : une économie basée aussi sur les potentiels, et limitant les flux, dans un milieu dont les hétérogénéités sont contrôlées par des membranes semi-perméables. Un tel modèle favorise la diversité des agents économiques.

La question du protectionnisme va prochainement devenir très à la mode. Pas une réunion politique internationale ne se conclura sans un vibrant appel à rejeter toute forme de protectionnisme, facteur aggravant de la crise et germe de toutes les guerres et de tous les désastres. Pas d’allocution nationale, le lendemain, où ne s’exprimera, en filigrane, et surtout sans prononcer le mot maudit de protectionnisme, la légitimité absolue de la solidarité envers les siens, d’abord et avant tout.

Le rééquilibrage de l’économie entre flux et potentiel, grâce à des membranes économiques judicieuses, pourrait aider à dépasser cette schizophrénie prévisible.

Il ne s’agit pas de reconstruire des frontières et des douanes, ni de justifier des « immigrations choisies » et autres idées de même connotation, il s’agit d’imaginer en économie des membranes fécondes, des filtres, des écluses, qui puissent permettre, par exemple, à un agriculteur canadien et à un paysan malien de cohabiter sur cette planète, sans que l’existence de l’un ne signifie la mort de l’autre.

En somme, l’exact contraire de ce qui a été fait depuis 25 ans…

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62 réponses à “Krill et baleines : éloge du protectionnisme, par Marc Peltier”

  1. Avatar de timiota
    timiota

    Allez, je vous dirais bien que la transindividuation chère à Simondon et à Stiegler est un régime où l’on se singularise, tout en étant devenu semi-perméable à ce qui se présente autour.

    L’on va de plus « infinitiser » une partie de ce qui nous est offert, accorder à tel institution/personnes/pan de la société une vertu supérieure, suffisante pour s’empêcher d’agir contre cette entité si cela était dans notre intérêt. ON peut rattacher de là à divers mots, comme la philia, etc.

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