MÉDUSES, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité.

L’exploitation dure des ressources halieutiques par l’homme entraîne la prolifération d’une espèce flasque généralement non comestible et venimeuse. Au large des côtes namibiennes, où la surpêche fait rage, l’écosystème est tellement perturbé que la biomasse des méduses Aequorea forkalea et Chrysaroa fulgida équivaut à 2,5 fois celle des poissons. En mer du Japon, les industries chinoise et japonaise de la pêche sont menacées [1] par l’appétit gargantuesque des méduses géantes Nemopilema nomurai (220 kg pour 2 m d’envergure), amoncelées en nuées opalescentes zébrées d’éclairs tentaculaires. Sachant que les méduses, comme prédateurs, en remontrent aux poissons, que leur régime à base de plancton et de larves de poissons les met en concurrence directe avec ceux-ci, on ne s’étonnera pas qu’une diminution conséquente du nombre de leurs prédateurs naturels, due à la surpêche ou à la pollution par infiltration ou lessivage des intrants agricoles, suffise à leur assurer l’hégémonie en de nombreux endroits. Ajoutons à cela qu’il est quasiment impossible, une fois qu’il est enclenché, d’enrayer un phénomène invasif de méduses, celles-ci libérant, sous la menace d’une mort imminente, des milliards de spermatozoïdes et d’oeufs aussitôt fécondés, et nous aurons complété le cocktail d’un cauchemar global. Lorsque la pêche est sévèrement réglementée, comme c’est le cas au large de l’Afrique du Sud, les populations de méduses restent stables. 

En somme, par l’une de ces péripéties ironiques dont notre espèce a le secret, la manie invasive de l’homme a favorisé à son détriment la manie invasive des méduses. C’est à se demander lequel de ces deux animaux a le plus de gélatine dans la caboche. Telle est la leçon proprement médusante qu’on peut tirer d’un peu moins d’un siècle et demi de gestion industrielle du domaine maritime.

 L’industrialisation de la pêche a commencé avec la chasse à la baleine, comme le notait déjà en 1913 le naturaliste suisse Paul Sarasin : « Deux inventions faites par les Norvégiens ont transformé la pêche rationnelle des cétacés […] en une pure destruction mécanique. C’est d’abord l’invention du canon de pêche à boulets et des harpons explosifs par Svend Foyn en 1867 et ensuite celle des fonderies flottantes par Otto Sverdrup en 1909. Stimulés par la concurrence, les brasseurs d’argent organisèrent une guerre d’extermination ; la pêche d’ordinaire basée sur une exploitation rationnelle des ressources animales fit place à une exploitation éhontée au profit des capitalistes. L’appât de gros gains parsema la mer de fonderies d’huiles flottantes et extermina les espèces animales pour les convertir en monnaie sonnante. » [2] Le docteur Jean-Baptiste Charcot, à la même époque, alertait ses contemporains sur le gaspillage effréné des ressources auquel se livraient les baleiniers dans les eaux antarctiques, contre les principes même de l’économie raisonnée (la pêche à la baleine est très onéreuse ; il lui faut plusieurs centaines de prises par campagne [3] pour devenir rentable, ce qui implique de ménager les stocks). Dans une lettre adressée au ministre des Colonies, il joignit sa voix à celle du professeur A. Grevel pour réclamer la mise en place d’une entente internationale qui garantît, par la délimitation de zones réservées, la protection des jeunes cétacés et d’un certain nombre d’adultes, et encourageât l’utilisation industrielle complète des prises. La même lettre fixe les règles d’une économie raisonnée : « [Il convient d’]imposer aux sociétés de pêche battant pavillon étranger : 1. un droit fixe minimum de 5 p. 100 ad valorem sur tous les produits préparés ; 2. l’obligation de tirer parti industriellement de la totalité des animaux ; 3. l’interdiction de capturer les jeunes ; 4. l’acceptation des conditions d’hygiène, de stations dans les ports, etc., qui pourraient leur être imposées ; 5. la possibilité d’envoyer à bord de l’usine et des bateaux-chasseurs, à quelque moment que ce soit, un commissaire du gouvernement chargé de s’assurer si toutes les prescriptions sont bien observées. Faute de quoi, la concession d’installation dans un port ou un abri de la côte pourra être retirée d’office et le bateau-usine saisi pour assurer le paiement des droits en souffrance. » [4] Si un moratoire global a été adopté en 1982 par la Commission Baleinière Internationale, qui protège relativement bien – mais temporairement – les cétacés de la prédation industrielle, les maux et les remèdes décrits par Charcot demeurent d’une actualité urticante s’agissant d’autres espèces, comme les requins ou les poissons de consommation courante. C’est que l’intérêt ne supporte qu’une seule bride à la fois.

La bêtise humaine a du ressort. Plutôt que de réduire ses activités dans les secteurs où il observe le pullulement mortifère des méduses, Sapiens sapiens réfléchit au profit qu’il pourrait en retirer. Des étudiants d’Obama, dans la préfecture de Fukui, ont eu une idée à casser la baraque : remplacer le soja du tofu par des morceaux de Nemopilema. Et comme ce qui est bon pour le dedans est forcément bon pour le dehors, les mêmes petits génies en prélèvent le collagène pour des applications cosmétiques.

Question : sur la planète des singes, on s’éclaire à quoi ? – À la graisse d’homme. 

_____________________

[1] Il n’y a pas que la pêche qui soit menacée au Japon. En 2006, la centrale d’Hamaoka, à 150 km au sud-ouest de Tokyo, a dû réduire à 60-70% la capacité de production de deux de ses réacteurs à cause d’un raid de méduses (en mission de sabotage pour Greenpeace, probablement). 

[2] Paul Sarasin, Rapport à la Conférence internationale de protection de la nature, Berne, 17-19 novembre 1913, p. 27.

[3] Actuellement, le seuil de rentabilité est de 700 baleines. Par ailleurs, les actions de sabordage incessantes de la Sea Shepherd Conservation Society ont contraint les baleiniers à souscrire une « assurance de guerre » d’un montant trois mille fois supérieur à une assurance classique.

[4] Jean-Baptiste Charcot & Jacques Liouville, Deuxième Expédition antarctique française (1908-1910) : cétacés de l’Antarctique (baleinoptères, ziphiidés, delphinidés), 1913. 

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