Schumpeter et la « création monétaire » par les banques commerciales

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Comme je termine la rédaction de mon livre sur « L’argent », j’explore l’histoire de la pensée économique à la recherche des origines des deux thèses qui s’opposent sur la possibilité ou non pour les banques commerciales de « créer de la monnaie ex-nihilo ». La question a plusieurs aspects secondaires comme on s’en souvient, l’un d’eux étant de savoir s’il vaut mieux considérer que la « monnaie bancaire », constituée de reconnaissances de dette, constitue à proprement de la « monnaie » où s’il s’agit d’un produit sui generis. Je rappelle que je défends la seconde position sur la base du fait que les reconnaissances de dette étant soumises à un risque de non-remboursement valent toujours moins que leur valeur nominale, et tout particulièrement en période de crise, comme aujourd’hui.

Les trois volumes de l’Histoire de l’analyse économique de Joseph A, Schumpeter, publiée en 1954 et traduite en français chez Gallimard en 1983, offre de nombreux éléments de réponse, sinon tous ceux que l’on pourrait souhaiter.

Sur le fait d’assimiler ou non numéraire et reconnaissances de dette comme autant de types de « monnaie », Schumpeter note ceci :

En premier lieu, la loi ne met pas sur le même plan les différents types de moyens de paiement. Elle stipule que la monnaie à cours légal ne peut pas être refusée, ce qu’elle ne fait pas pour une lettre de change acceptée et endossée. Pour un esprit à tournure juridique, les deux choses ne peuvent être en aucune façon « considérées comme identiques » puisque l’instrument de crédit est dans sa forme une créance payable en monnaie. Ensuite, dans le même ordre d’idées, la « monnaie » et les « titres de crédit » (là il faut encore faire une distinction entre les différentes formes de « titres de crédit ») ne peuvent dans la pratique être utilisés indifféremment en toutes circonstances. Ils ne peuvent pas se substituer parfaitement les uns aux autres : la monnaie à cours légal est un moyen universel de paiement, les billets de banque et les dépôts sont acceptés un peu moins largement ; la lettre de change acceptée et endossée peut seulement circuler dans un cercle relativement restreint d’hommes d’affaires. Et sur le plan historique, dans la plupart des cas, seule la monnaie à cours légal est reconnue comme étant l’ultime monnaie de réserve du système bancaire » (Tome II : 454-455).

Le climat général au XVIIIe siècle, note Schumpeter à plusieurs reprises, était de distinguer soigneusement ces différents moyens de paiement. Le fait de les assimiler tous sous le nom unique de « monnaie » est une innovation dans la pensée économique datant du début du XIXe siècle, proposée par Henry Thornton (1760-1815). Schumpeter la caractérise ainsi : « Et c’est pourquoi Thornton a accompli une œuvre analytique remarquable en envisageant la possibilité de considérer les différents moyens de paiements, à un certain niveau d’abstraction, comme étant semblables dans leur essence » (ibid.).

Sur l’idée que les banques commerciales « créent de la monnaie ex nihilo », Schumpeter explique sa genèse de la manière suivante. Après avoir décrit le mécanisme des réserves fractionnaires qui permet aux banques de prêter la plus grande partie de l’argent déposé sur les comptes à vue de ses clients, il explique que ce mécanisme permet à la monnaie de circuler du coup à une certaine vitesse, mais il constate que cette vitesse n’affecte pas « l’habitude qu’ont les gens de détenir certaines sommes de ce qu’ils considèrent comme argent comptant, comme argent liquide » (ibid.), et il ajoute :

Aussi peut-il paraître plus naturel de dire que les banquiers augmentent non pas la vitesse mais la quantité de la monnaie – ou des moyens de paiement qui, en de certaines limites, font aussi bien office de monnaie, si l’on souhaite réserver ce terme pour les pièces de monnaie, ou pour les pièces plus le papier d’État » (Tome I : 445).

Ce que dit Schumpeter dans ce passage est parfaitement clair : il suggère qu’il serait « plus naturel » – ce sont ses propres termes – d’évoquer la vitesse de circulation de la monnaie comme une augmentation de sa quantité. Il clarifie ce qu’il veut dire quelques lignes plus bas, quand il ajoute que

… les emprunteurs ont véritablement le sentiment de disposer de moyens liquides qui sont, normalement, tout aussi bons que la monnaie. On ne dit plus que les banques « prêtent leurs dépôts » ou l’« argent des autres », mais qu’elles « créent » des dépôts ou des billets de banque ; elles paraissent fabriquer la monnaie plutôt qu’en augmenter la vitesse… (ibid.)

On relèvera plusieurs choses dans ce passage. Tout d’abord que Schumpeter dit de ces moyens de paiement que sont les reconnaissances de dette qu’ils sont « … normalement aussi bons que la monnaie ». C’est précisément parce que leur valeur s’écarte de celle de l’argent – et tout particulièrement en période « anormale » – que je propose, à l’instar des auteurs anciens de les distinguer soigneusement.

Notons aussi que dans le morceau de phrase « les emprunteurs ont véritablement le sentiment », Schumpeter cesse de parler du mécanisme réel pour s’intéresser à sa représentation subjective par les acteurs, cette dernière devant, selon lui, primer. Ceci rappelle le passage d’un livre de Maurice Allais que je citais dans Le monde enchanté de Maurice Allais où il est fait grand cas par l’auteur du fait que, et le déposant et l’emprunteur qui s’est vu prêter l’argent qui se trouvait sur le compte à vue du déposant, « considèrent » que le même argent leur appartient.

Notons enfin que Schumpeter dit bien que la notion de « création monétaire » est introduite pour refléter le sentiment psychologique des acteurs impliqués plutôt que pour décrire de manière objective le processus réellement à l’œuvre : les banques « … paraissent fabriquer la monnaie plutôt qu’en augmenter la vitesse ». Le mot « paraisse » lève toute équivoque : la notion de « création monétaire » est donc une simple métaphore introduite pour mieux exprimer le sentiment des déposants et des emprunteurs que le concept de « vitesse de circulation », qui lui constitue la véritable description du processus actif.

Un peu plus loin dans le même Tome 1 de l’Histoire de la pensée économique, Schumpeter introduit la proposition qui devait faire florès que « ce ne sont pas les dépôts qui créent les crédits mais les crédits qui créent les dépôts » (Tome I : 446). Sa démonstration ici est à ce point surprenante qu’elle mérite un développement séparé qui fera l’objet d’un prochain billet.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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