L’actualité de la crise : « Too Big To Save ? », par François Leclerc

Billet invité.

« TOO BIG TO SAVE ? »

Il est confortable de se trouver des repères dans l’avalanche de nouvelles de cette crise, surtout lorsque l’on en pratique sa chronique (presque) quotidienne. Et que l’on ne se reconnaît pas dans deux attitudes prédominantes, en apparence opposées, qui ont en commun d’annoncer prématurément son issue, aveuglement optimiste dans un cas, catastrophiste par construction dans l’autre.

Jetant un coup d’œil dans l’actualité par derrière son épaule, un geste toujours instructif, on découvre le cimetière des débats déjà enterrés, sur la forme de la relance (U, V, W ou L) ou à la recherche des « jeunes pousses » verdoyantes, etc. Si l’on suit, presque heure par heure et sur toute la planète, ses développements, les déclarations contradictoires (mais toutes péremptoires), les phénomènes obscurs réclamant une interprétation hors de notre portée, les silences qui en disent long et les légers doutes masquant de grandes incertitudes, les indices économiques qui ne veulent plus rien dire, et tant d’autres de ces évènements vite oubliés pour la plupart, on est pris au piège dans un véritable tourbillon. C’est pourquoi, n’ayant pas le bénéfice d’être bardé de trop de certitudes, se méfiant de celles des autres, on se met à la recherche non plus de faits, car on est déjà noyé dedans, mais de raisonnements. On piste de bons raisonneurs, afin de souffler un peu et de comprendre où l’on va.

Progressivement, une petite collection en est constituée. On se prend alors à affectionner ces vigies que l’on a adoptées, refusant d’en faire des prophètes, glissant vite sur leurs petites marottes et leurs gros défauts, afin de pleinement profiter de leurs points forts. On attend avec intérêt leur prochaine chronique, dans une presse économique dite de référence (alors qu’elle ne le faisait pas vraiment pour nous). On est soulagé, encouragé, quand leurs propos viennent conforter nos fragiles intuitions. Mieux encore, quand ils nous ouvrent une nouvelle piste grâce à de leurs rapprochements et leurs prévisions. Sans vergogne, on adopte parfois même leurs raisonnements.

Des noms ? Ils sont sur toutes les lèvres, car ils sont devenus presque des stars du journalisme, dans le petit club très fermé des chroniqueurs économiques, pas habitués à une telle notoriété. Ils ne sont condamnés à l’anonymat que dans les pages de The Economist, car la règle y est depuis toujours que les articles ne sont jamais signés. Sinon, vous les connaissez tous : William Buiter, Ambrose Evans-Pritchard, Simon Johnson, Paul Krugman, Wolfgang München, Robert Reich, Nouriel Rubini, Joseph E. Stiglitz et Martin Wolf (sans préséance et par ordre alphabétique).

De Joseph E. Stiglitz (que l’on ne présente plus), hélas un peu empêtré dans son statut de consultant international, nous avons dernièrement retenu que, selon lui « Les Nations Unies prennent la situation en main ». C’est en effet le titre de l’un de ses derniers articles en syndication (une forme de distribution aux rédactions), aux lendemains de la Conférence du 23 juin dernier de l’ONU sur la crise, prenant hélas un peu ses désirs, et les nôtres, pour des réalités. Mais il a eu le mérite d’être sans doute le premier à voir dans la concentration bancaire en cours un grand danger pour l’avenir.

Paul Krugman, que l’on ne présente pas non plus, et qui tient salon avec mordant dans les colonnes du New York Times, a été un instant suspecté par certains de complaisance politique avec la nouvelle administration, après avoir été un critique au vitriol de la précédente, mais il s’est ressaisi. Sa dernière chronique s’intitule « Ebouillanter la grenouille » et fait référence à cette histoire bien connue, selon laquelle quand on chauffe progressivement l’eau de la marmite dans laquelle on y a plongé une grenouille, celle-ci ne s’aperçoit pas de l’élévation progressive de la température de l’eau, pour finir ébouillantée. Devinez qui est la grenouille et ce qui nous attend, selon Paul Krugman, tant du point de vue économique qu’environnemental ?

La finance et l’économie allemandes sont commentés de manière très critique par Wolfgang Münchau, dans les colonnes du Financial Times. Le titre de sa dernière chronique ? « Berlin a porté un coup à l’unité de l’Europe ». Et voilà sa conclusion, évoquant le jugement de la Cour constitutionnelle allemande, qui a décidé anticonstitutionnelle toute future politique fiscale européenne commune, comme tout commandement militaire : « Le jugement de la Cour reflète le climat politique nationaliste et post-Bismarckien en cours à Berlin. Pour le moins, tous ceux qui sont liés par une union monétaire avec l’Allemagne devraient beaucoup s’inquiéter. » Il n’est pas le seul à prédire de fortes tensions au sein de la zone euro et à s’interroger sur les conséquences du chacun pour soi qui prévaut de plus en plus en Europe.

Egalement dans le Financial Times, visiblement un repaire d’agents dormants que l’on vient de réactiver, ce n’est pas la dernière chronique de Martin Wolf, figure tutélaire des chroniqueurs qui a su rapidement négocier son virage non sans adresse, mais l’une de ses précédentes, datant du 30 juin. Pour son titre sans aucune équivoque, malgré l’article plus emberlificoté qui suit: « L’approche d’une réparation prudente des banques ne marchera pas ». Sa conclusion ? « C’est le gradualisme, pas le radicalisme, qui est aujourd’hui une option risquée. »

Robert Reich, professeur à Berkeley et ancien secrétaire d’Etat au travail dans l’administration Clinton, n’est pas (encore ?) une voix dominante dans ce concert. Il vient pourtant de produire un bref et définitif article sur son blog ( http://www.robertreich.org ), qui pourra être plus tard reconnu comme prémonitoire. « Quand la reprise va-t-elle intervenir ? Jamais », annonce-t-il d’entrée de jeu. Il explique ensuite que la reprise ne peut pas intervenir, car cela signifierait que les choses peuvent redevenir comme avant le crash. « Aussi, au lieu de se demander quand la reprise va commencer, nous devrions nous demander quand la nouvelle économie débutera. » On attend la suite.

C’est Simon Johnson, professeur au MIT et ancien chef économiste du FMI, qui souvent développe sur son blog ( http://baselinescenario.com ) les points de vue les plus acérés et globaux, ne se contenant pas de parcourir la situation financière et économique. Son dernier billet est consacré au projet d’Agence de protection des consommateurs de l’administration Obama. Il compare le timide soutien dont ce projet bénéficie avec celui, massif, dont a été entouré le plan PPIP de rachat des actifs toxiques des banques, en très petite forme aujourd’hui. Mettant en cause les intentions gouvernementales, au vu de ce que cette attitude augure à l’arrivée, une fois que ce projet sera passé par le Congrès, il rappelle comment l’administration américaine avait finalement pris le taureau par les cornes, à la suite de la crise de 1929, en faisant adopter en 1934 le Security Exchange Act, qui réglementait le marché secondaire des valeurs. Tout cela a depuis été détricoté.

Le 3 juillet dernier, Willem Buiter, professeur à la London School of Economics and Political Science, très introduit dans les arcanes des banques centrales européennes, publiait sur son blog hébergé par le Financial Times un long billet très fouillé intitulé : « La création monétaire et l’encouragement du crédit ne fonctionnent pas, voilà pourquoi ». Après avoir été l’inventeur (à notre connaissance) de l’expression « banques zombies », qui a fait depuis florès, et avoir montré comment il était préférable, à la mise en place de bad banks, de créer des good banks (laissant les actionnaires des banques zombies en tête à tête avec leurs actifs pourris), il fait preuve, pour ses lecteurs, d’une salutaire maîtrise technique du monde abscons dans lequel vivent les banquiers centraux.

Enfin, c’est à Ambrose Evans-Pritchard, du Daily Telegraph (plus familièrement appelé le Telegraph) qu’il revient de conclure. Il le fait, comme d’habitude, en allant « straight to the point » (droit au but). « L’Europe creuse sa propre tombe économique, alors que la BCE ne répond pas ». Le sous-titre est encore plus explicite, s’il en était besoin : « Dans un monde de pécheurs, la banque centrale européenne joue les gardiens de la vertu, mais ses actions dévastent les finances publiques de pratiquement tous les pays qui sont l’objet de ses attentions ». Reconnaissant sans difficulté que la Grande-Bretagne doit faire face à ses propres désordres (le français châtié ne rend pas bien compte du « mess » anglais), il conclut ainsi : « D’un point de vue stratégique, le mélange européen de déflation monétaire et de déficit budgétaire effréné n’est rien de moins qu’une folie ». Nous voilà prévenus.

Lorsque vient, toutes ces lectures épuisées, le moment difficile de la synthèse, il est après réflexion possible de se poser une question centrale. Le puits que cherchent à combler les gouvernements des pays occidentaux, ainsi que les banques centrales, n’est-il pas tout simplement trop profond pour être comblé ? La politique qui est suivie a-t-elle, dans ces conditions, une chance d’aboutir ? Le système financier, dans son ensemble, n’est-il pas en réalité « too big to save », trop gros pour être sauvé ?

N’est-ce pas cette vérité toute simple, mais pas exagérément confortable, qu’il va falloir un jour se résoudre à affronter, afin de sortir du déni ?

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  1. Les élections de mi-mandat seront truquées : comme chez Poutine. Faut suivre Gaston! 😊

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