Qu’est-ce que comprendre ? Et du coup, expliquer ?

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Le test de la compréhension, c’est l’explication claire. « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément », disait déjà Boileau. Or, la mécanique quantique nous a confrontés à un dilemme : les savants qui la créaient, s’ils s’accordaient entre eux, avaient cessé de pouvoir en offrir au reste du monde une explication qui remplisse les critères classiques de l’explication. Leurs critiques, au premier rang desquels, Albert Einstein, relevaient cette difficulté et arguaient qu’en l’absence d’explications complètes de leur part, leur compréhension devait être, elle aussi, incomplète. Leur réponse est connue : que c’était en fait une compréhension améliorée du monde qui forçait à remettre en question le statut de la compréhension elle-même et donc à offrir en guise d’explication autre chose que ce qui valait jusque-là sous ce nom.

La science a été confrontée dès l’origine à l’obstacle de la non-fiabilité de la perception quant à la nature des choses : le phénomène naturel présente cette particularité de nous présenter ou non les choses telles qu’elles sont. Il convient alors de postuler au-delà des apparences une Réalité-Objective d’où l’illusion aura été éliminée.

Mais tout cadre de réflexion – tel celui qui préside par exemple à la description de la Réalité-Objective – se suppose des invariants. Nous avions toujours retenu parmi ceux-ci, le temps et l’espace dont rien n’avait pu nous suggérer qu’ils pouvaient être eux aussi de l’ordre du phénomène, c’est-à-dire sujets à l’illusion. Or, au tournant du XXe siècle, deux théories physiques : la relativité et la mécanique quantique, remettraient en question, pour la relativité, notre conception du temps et de l’espace et pour la mécanique quantique, celle de la mesure comme interaction d’un système constitué de trois éléments : l’objet mesuré, l’instrument de mesure et le sujet mesurant.

Le temps, l’espace, l’objectivité du sujet mesurant, cessaient d’être non-problématiques, cessaient de constituer des invariants, des donnés fixes appartenant simplement au cadre, pour devenir eux-mêmes des variables, mettant en cause du coup le statut de la compréhension et de l’explication, puisque des éléments-clés de leur cadre à elles devenaient à leur tour des lieux possibles pour l’illusion et devant donc être eux aussi objets de connaissance en tant que tels, plutôt que simple présupposés.

Fallait-il exiger que le temps et l’espace demeurent des points fixes, jouissant de l’extraterritorialité épistémologique ? Non, répondait Einstein, dont la théorie de la relativité remettait précisément en question les conceptions intuitives du temps et de l’espace. Faut-il exiger d’une explication qu’elle précise à la fois la position d’un corps très petit (son lieu dans l’espace) et sa vitesse (la distance qu’il parcourt entre deux points dans l’espace entre deux moments dans le temps) ? Oui, répondait-il cette fois, à la différence des tenants de la nouvelle mécanique quantique. Un déplacement s’opérait dans la frontière considérée jusque-là comme immuable entre les éléments qui sont révisables dans la connaissance et ceux qui ne le sont pas.

Pourquoi cette différence aux yeux d’Einstein ? Parce qu’il établissait une distinction nette entre un changement de statut du temps et de l’espace dû à une meilleure compréhension de leur nature essentielle, et une impossibilité de déterminer simultanément la position d’un corps très petit et sa vitesse, due elle – selon lui – à une incomplétude dans la compréhension de son comportement. Dans le dernier cas, disait-il, la raison en est une mécompréhension de la mécanique quantique quant à son propre statut : elle ne constitue pas une science à même de se prononcer sur le comportement d’une particule individuelle mais est en réalité d’ordre statistique, privée de la variable supplémentaire qui lui permettrait de se prononcer sur le singulier, variable dont la mise en évidence réussirait à la rendre complète.

D’autres dimensions pouvaient cependant être mises en cause qui expliqueraient la dégradation de la compréhension et partant, de l’explication. Trois principalement pouvaient être évoquées : le carcan imposé par la logique, la présence d’artefacts mathématiques et la proximité atteinte de la part inconnaissable et donc indicible du réel.

1) Il se pouvait qu’à un certain degré de petitesse, la logique qui permet de rendre compte de notre réalité quotidienne cesse d’être d’application et doive être remplacée par une autre.

2) Il était possible aussi que les propriétés dérangeantes du monde physique apparaissant soudain en surface n’étaient en fait que des artefacts dus aux objets mathématiques utilisés dans la modélisation du monde physique.

3) Il était également possible que le monde réel étant ultimement inconnaissable, nous ayions finalement atteint le niveau d’exploration où la compréhension, et à sa suite, l’explication, sont condamnées à se dégrader.

Pire, il était possible que ces trois facteurs se trouvent désormais combinés.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

Partager :

144 réponses à “Qu’est-ce que comprendre ? Et du coup, expliquer ?”

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Et cette fois-ci…. le « contenu » est « plus blanc que blanc » ..!! (Pub non rémunérée..^!^^…) https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/nouvelle-flottille-pour-gaza-qui-seront-les-elues-lfi-a-bord-du-bateau-handala_252489.html

  2. @Hervey Mieux que ça chez Trump : n’avez vous pas honte d’être progressistes ?! https://www.franceinfo.fr/culture/cinema/superman-devient-woke-ca-vous-excite-la-sphere-trumpiste-s-indigne-avant-la-sortie-des-nouvelles-aventures-du-heros-aux-etats-unis_7368550.html Vu d’ici ça semble complètement…

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx LLM pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés Singularité spéculation Thomas Piketty Ukraine Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta