Ordre, Désordre et Société : réflexion sur la devise de la République française, par Pierre Raffy (*)

Billet invité.

La liberté de chacun s’arrête là où commence celle de l’autre ainsi que le déclare justement l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 :

Article 4 – La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

Croire que sous couvert de défense de la Liberté, on peut faire tout et n’importe quoi, c’est méconnaitre gravement les mécanismes de la vie en société. En ce sens, le « Il est interdit d’interdire » de Mai 68 est une absurdité et peut se comprendre comme une provocation plutôt qu’une revendication.

Ceci dit, ce slogan me parait assez symptomatique d’une évolution profonde qui parcourt notre société, à savoir le délitement de l’ordre qui peut s’observer sous deux aspects perçus souvent de façon indépendante :

– Le développement de la défense des Libertés
– Le développement du juridique, c’est-à-dire le recours grandissant à la Loi comme régulateur de la société

Une société humaine ne peut tenir debout et perdurer que par l’existence d’une forme de Loi qui puisse s’imposer à tous, que cette Loi prenne la forme du Sacré et des interdits associés, dans les sociétés anciennes, ou qu’elle émane du Législateur dans l’État moderne. Sinon, c’est la Jungle et il n’y a pas de société humaine dans la jungle !

Dans le processus historique, on voit déjà apparaitre un mouvement :

Dans les sociétés archaïques l’ordre découle du Sacré qui impose ses interdits et ses rituels ; les dieux qui l’incarnent sont extérieurs à la société même si souvent ils la fondent au travers des mythes. En avançant dans le temps, cette extériorité commence à réintégrer la communauté : le roi, même s’il est sacré, est aussi humain et le plus souvent issu de la communauté. Plus avant encore, en continuant le processus de désacralisation de la Loi, dans l’État Nation moderne, l’extériorité n’est plus au niveau de la communauté, qu’elle a intégré, mais au niveau de l’individu : l’État et l’individu sont des parties intégrées de la Nation mais l’individu et l’État restent séparés. L’extériorité s’exerce donc maintenant au niveau de chacun et non plus au niveau de tous. C’est, je pense, au niveau de cette rupture de niveau assez fondamental, que s’opère le délitement de l’ordre car il accompagne une perte vertigineuse de transcendance. Dans l’Ordre Sacré ancien, l’extériorité de la Loi soude la communauté car enfreindre la Loi, c’est s’exclure, de façon immédiate et parfois irrémédiable, de cette communauté. Le prix payé par les individus est alors l’uniformité et l’immobilisme (un bon exemple dont il subsiste encore les traces est illustré par le système des castes en Inde). Le gain pour la communauté est évident : stabilité et pérennité de celle-ci. C’est sur ce mode que l’Humanité a fonctionné pendant des millénaires. Dans l’État Nation moderne, c’est chacun qui doit être contraint par la Loi pour éviter que le désordre prospère ; l’État s’y emploie en légiférant d’une part et en faisant respecter les lois d’autre part. Mais, en perdant la transcendance du Sacré et en faisant porter son point d’application sur chaque individu, la Loi doit lutter contre des forces de délitement qui n’existaient pas auparavant. Ce n’est plus à un ensemble d’êtres humains ou à des groupes homogènes que la Loi doit s’appliquer, mais à chaque individu pris comme une entité autonome et souveraine capable de revendiquer sa liberté d’action dans les limites justement que la Loi va devoir lui concéder. Certes la Loi continue de s’appliquer à tous en théorie mais des fissures commencent à apparaitre dans la belle uniformité sous la poussée de la défense des libertés individuelles, des Droits de l’Homme et autres revendications à l’autonomie qui paraissent, par ailleurs, parfaitement légitimes sur le plan moral ou éthique et qui ont été « libérés » par l’intégration de la Loi dans la communauté.

Cela suscite la montée de la judiciarisation, c’est-à-dire du recours de plus en plus fréquent à l’arbitrage des conflits par la loi, et l’hyperactivisme du Législateur, c’est-à-dire la nécessité de produire de plus en plus de lois pour répondre à la prolifération des conflits spécifiques. De moins en moins de cas généraux, de plus en plus de cas particuliers…

Bien sûr cette prolifération législative affaiblit la force de la Loi car, à force de vouloir répondre à tous les cas particuliers, les lois finissent par se contredire entre elles ouvrant ainsi la porte à la contestation et à la judiciarisation selon le principe de bon sens que trop de lois tue la Loi. Ainsi se met en place un mécanisme pernicieux et divergent mettant en évidence que la Loi, telle qu’elle s’appliquait dans nos sociétés, perd progressivement sa capacité à réguler les comportements et limiter les conflits interindividuels.

Longtemps, le pouvoir de la Loi a paru irrépressible dans la mesure où il s’exerçait sur des groupes humains socialement homogènes, castes, classes sociales, corporations qui lui servaient de relais ou de démultiplicateurs, ces groupes ayant eux-mêmes leurs propres cohérences. Mais vouloir ajouter au principe de Liberté le principe d’Egalité, c’est amener le droit d’exercice de cette liberté au niveau de chaque individu constituant la communauté puisque selon l’article premier de cette même Déclaration des Droits de l’Homme et des citoyens, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».

A partir de là, la porte est ouverte au surenchérissement sur les deux termes de la devise de la République :

-Liberté : avec le développement des revendications à la libération de toutes les formes d’oppression ou d’asservissement, quelles soient d’ordre social, économique, intellectuel, idéologique, sexuel…

Egalité : avec le développement des revendications pour garantir que les droits conquis au nom de la Liberté s’appliquent à tous, i.e. à chacun, sans discrimination de genre, de race, de niveau social, d’âge..

Nous voyons ainsi l’auto-renforcement qui s’opère entre le développement des libertés, le défrichage de nouveaux espaces de mouvement social ainsi réalisé, le besoin de régulation par la Loi qui se renforce pour assurer son applicabilité à tous et les nouveaux obstacles que, de ce fait, la Loi va rencontrer dans son opérabilité, le tout dans un décor mettant en scène la montée du recours juridique pour interpréter la Loi de plus en plus complexe et incomplète.

Nous nous offusquons parfois (ou revendiquons, c’est selon) de l’individualisme exacerbé de nos sociétés en oubliant qu’il s’inscrit en toutes lettres au fronton de nos mairies, que nous en avons été fiers autrefois et qu’il est ainsi viscéralement ancré dans la culture française. Il suffit, si on en doute, de constater la réaction de défiance et de rejet devant les tentatives par certains hommes politiques de remplacer l’objectif d’Egalité par la notion d’Equité qui est un principe déguisé d’Inégalité acceptée. Bien sûr tout un chacun peut mesurer que le principe d’Egalité ne peut être qu’un objectif inatteignable mais ce n’est pas une raison suffisante pour y renoncer sachant que le principe de Liberté est par essence tout aussi inatteignable et que nous ne sommes pas prêts à y renoncer pour autant.

En résumé :

Plus de Libertés c’est plus de lois.
Plus d’Egalité c’est plus de lois applicables à chacun, donc encore plus de lois.
Trop de lois c’est la de-légitimation de la Loi et donc menace sur les Libertés.

Il semblerait donc que nous soyons inéluctablement conduits vers une impasse, ou tout du moins que la Loi, comme principe régulateur de la Société, soit vouée à devenir de plus en plus inopérante.

Avançons que c’est peut-être là que se situe le pivot de notre crise de Société car nous ne renoncerons pas à nos principes de Liberté et d’Egalité. Ils sont maintenant inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Avançons encore que peut-être la voie de sortie de ce dilemme nous est indiquée si, chacun, nous levons la tête vers le troisième terme toujours oublié de la devise inscrite sur nos mairies ou si nous relisons l’article premier de cette même déclaration universelle qui reprend justement les trois termes de notre devise, ce que peu de Français savent :

Article premier
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Fraternité, citoyens !

———–
(*) BAB64

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