Billet invité
Par quelles voies la crise se propage-t-elle ? À question simple, réponse compliquée, à l’image de ce qu’est devenue la finance. Les chemins du risque systémique sont imprévisibles et leur carte n’est pas établie. Transposée du domaine météorologique à celui de la finance, la métaphore du battement d’ailes du papillon qui déclenche à l’autre bout de la planète des événements imprévus est devenue triviale.
Chaque rebondissement de la crise apporte ainsi son lot de découvertes de nouveaux mécanismes, les derniers événements européens ne manquant pas d’en donner l’occasion. Ainsi, à peine l’analyse de l’exposition directe des banques américaines aux obligations souveraines européennes avait-elle permis de conclure qu’elle était très limitée (15 milliards de dollars, tout au plus), on apprenait qu’il en allait tout autrement pour les CDS. Les banques US auraient en effet assuré d’importantes quantités de la dette européenne – le chiffre de 250 milliards de dollars est avancé – et seraient à ce titre vulnérables.
Une toute autre menace est observée en Hongrie : la proche dégradation de sa note souveraine et la dévalorisation du forint qui s’en suivra augmenteront le coût de refinancement des banques. Leurs maisons-mères, les banques ouest-européennes dont elles sont devenues filiales, seront appelées à y faire face après avoir déjà beaucoup donné. Les banques autrichiennes, déjà fortement exposées à la dette italienne, pourraient en faire le plus les frais. L’approfondissement de la crise dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est va continuer d’avoir de fortes répercussions sur les banques d’Europe de l’Ouest.
On vient également de voir comment les banques grecques, pour avoir généreusement contribué au financement de la dette de leur pays, avaient été prises à contre-pied par une décote qu’elles doivent être les premières à accepter. Et l’on se dit que les banques italiennes, dans la même situation, présentent la même vulnérabilité. Traditionnellement présentée comme un facteur de stabilité financière, une contribution importante de l’épargne nationale dans le financement de la dette se révèle être au contraire une menace supplémentaire, imposant à des États déjà endettés de soutenir leurs banques nationales afin qu’elles ne s’écroulent pas.
Tirés de l’actualité, ces exemples montrent un système financier à chaque fois vecteur de la propagation de la crise. C’est par lui que le malheur arrive !
L’enchevêtrement en son sein d’engagements réciproques complexes est tel qu’une des exigences formulées à l’égard des banques systémiques consiste à ce qu’elles rédigent un living will (littéralement : dispositions prises de leur vivant), au cas où les choses tourneraient mal pour elles, afin que les liquidateurs puissent plus facilement démêler leurs comptes et conclure la liquidation. Faute de l’utilisation de chambres de compensation par une grande partie des instruments sophistiqués de la finance, comment sinon y voir clair ?
C’est donc au cœur du système financier qu’il faut dévoiler ses mystères et rechercher ses faiblesses intrinsèques.
Jetons un coup d’œil sur le monde souterrain que la crise a projeté en pleine lumière. La complexité des produits dérivés y est telle que la description de chacun d’entre eux nécessite d’épais et incompréhensibles prospectus remplis de formules mathématiques. Ils pullulent dans le vaste monde du shadow banking au sein duquel des entités non réglementées – les hedge funds – sont domiciliées dans des territoires accueillants et font emprunter aux investisseurs les chemins qui mènent au paradis… fiscal. Censés gérer les risques en couvrant des sous-jacents, ils sont largement utilisés à des fins spéculatives et transfèrent le risque à la contrepartie, un nombre réduit d’acteurs qui dominent ce marché et concentrent donc les risques. Dévoyés de leur objectif initial, ils permettent des paris sur le risque et l’accroissent considérablement.
N’étant pas enregistrés dans des chambres de compensation et étant dénommés des OTC, acronyme de over-the-counter (hors bourse), les dérivés font l’objet de transactions de gré à gré dont il n’existe pas de trace centralisée. Il est estimé que 85 % des échanges sont dans ce cas. La révision de la directive européenne MIFID en cours, qui concerne les marchés financiers et a été à l’origine de leur déréglementation accrue afin de s’aligner sur les pratiques américaines, est l’occasion d’un véritable tour de passe-passe. Destinée à être adoptée par le Parlement européen, elle vise à instaurer des nouvelles plate-formes de négociation pour les dérivés. Appelées OTF (organized trading facilities), celles-ci coexisteront avec les plate-formes historiques et le diable aura toute latitude pour y exercer ses talents…
Un jour, Ben Bernanke, le président de la Fed, qui venait sans doute de mentalement contempler ce paysage, a reconnu que l’on ne savait pas comment combattre le danger systémique, et pour cause ! C’est la véritable raison pour laquelle les régulateurs du Comité de Bâle ont décidé, faute de mieux, d’augmenter l’épaisseur du matelas de protection des banques (leurs fonds propres) contre leurs propres pertes. Sans répondre à une question essentielle : comment protéger la finance formelle – soumise à une réglementation et en appui de l’activité économique – de nouvelles crises aiguës, quand la finance informelle a d’ores et déjà pris le pas sur la première, son volume ayant désormais largement dépassé celui du secteur (mal) régulé, sachant que les deux sont étroitement interconnectées ?
Les historiens s’interrogeront plus tard sur l’étonnante aptitude partagée par tous ceux qui ne veulent pas voir ce qui pourtant crève les yeux : pour combattre efficacement le risque systémique, il n’y a pas d’autre solution que d’interdire purement et simplement les paris sur les fluctuations des prix, c’est à dire l’utilisation des dérivés a d’autres fins que de couverture dûment constatée. Ce qui aurait pour effet la disparition de ce que Warren Buffet a appelé « les armes de destruction massives » de la finance, structurellement spéculatives et au pouvoir destructeur énorme. Dans la crise de la dette européenne en cours, on connaît – mais on ne maîtrise pas – l’enchaînement spéculatif qui provient du marché des CDS pour se propager au marché obligataire.
Le système financier est sa propre victime, c’est ce qui est le plus étonnant. Dans le monde globalisé, opaque et étroitement interconnecté qu’il a voulu, il ne parvient plus a retrouver son équilibre après l’avoir de lui-même perdu. Un peu à la manière des avions modernes de guerre qui tomberaient comme des pierres s’ils ne disposaient pas d’une assistance informatique sophistiquée les maintenant en vol. L’utilisation des mathématiques de haut niveau pour concevoir les produits financiers structurés n’avait pas d’ailleurs d’autres intentions que d’accroître les performances en diminuant les risques… C’est raté !
Il est fait grand cas du risque systémique, sans doute parce qu’il reste par nature mystérieux et indéchiffrable, justifiant l’idée que l’on ne peut décidément rien faire sinon l’amortir. Expression même de ce que le système financier est devenu, son existence rend illusoire toutes les demi-mesures prises du bout des lèvres et appelle des ruptures radicales dans son fonctionnement et sa structuration. Mais le déni étant la seconde nature de ses acteurs, la première étant la cupidité, il ne faudra pas s’étonner si la crise reste irrésolue.
176 réponses à “L’actualité de la crise : IRRÉDUCTIBLE RISQUE SYSTÉMIQUE, par François Leclerc”