Je viens de relire les deux billets que Cédric Mas a consacrés à la notion d’abusus, ainsi que les commentaires qu’ils ont suscité chez vous. Logique d’un blog, ils se trouvent rapidement enfouis dans les profondeurs de la base de données, mais on les trouve encore ici et ici.
Première remarque : la réflexion sur l’abusus, le droit pour le propriétaire de disposer de la chose possédée comme il l’entend, ronronne jusqu’à ce qu’on tombe sur l’entreprise, forme particulière de la « personne morale », et là, ô surprise, on découvre d’un coup en celle-ci un tyran inaperçu, et dans son actionnaire, le tireur de ficelle inaperçu de ce tyran inaperçu.
Deuxième remarque : l’abusus masque le comportement colonisateur de l’homme à la surface de sa planète et la forme de son rapport vis-à-vis d’elle, à savoir, par défaut, le pillage. Dans la discussion, Jean-Luce Morlie a synthétisé cela de la manière suivante :
Le concept d’abusus fut, il me semble, développé dans un monde disposant de ressources illimitées dans lequel détruire un bien qui vous appartient importe peu, car un autre bien équivalent peut lui être substitué.
Les concepts du droit ne pourraient-ils pas être réécrits en fonction de la finitude du bien commun ? Ainsi, dans un monde limité, l’obligation de recyclage ne pourrait-elle être comprise dans le sens d’une limitation de l’abusus. Lorsqu’un titre de propriété, par exemple sur un interrupteur « Niko », est transféré à son acheteur, le producteur ne peut être libéré de sa responsabilité quant à l’abusus sur « la part commune de matières premières » incorporées dans l’objet, et qui ne peut être remplacée. Ce qui vaut pour la matière vaut également pour l’énergie incorporée, par conséquent, selon ce raisonnement, le principe de limitation de l’abusus serait, il me semble, applicable à la limitation de l’obsolescence des objets.
Dans différents billets, et en particulier dans C’est quoi moi ? (repris dans Le capitalisme à l’agonie : 289-297), j’ai cherché à situer les questions de cet ordre, dans le cadre le plus général possible, celui qui me semble susceptible d’apporter la clarification nécessaire pour continuer d’avancer. Ce cadre, c’est celui du pouvoir que nous exerçons sur les choses et celui que les choses exercent sur nous. J’ai déjà attiré l’attention (dans les billets ici, et dans le même livre) sur quelques exemples, sur la fortune par exemple, qui nous permet, comme l’a fait remarquer Adam Smith, de commander dans les deux sens du mot : commander au sens de « passer des commandes » et commander au sens de « donner des ordres » (cf. L’argent, mode d’emploi : 119-124) mais qui se constitue aussitôt en tyran qui nous force au rôle d’esclave entièrement dédié à son service.
Avec la « personne morale », nous avons créé un monstre parce qu’étant, au contraire de nous individus, potentiellement immortelle, elle est susceptible de devenir beaucoup plus puissante qu’aucun d’entre nous ne le sera jamais, de se subordonner d’autre personnes morales, et de soumettre à ses objectifs l’ensemble des hommes qui dépendent aussi bien de celles-ci que d’elle-même.
Les États nous contraignent par leurs lois, nous individus aisément repérables dans le temps et dans l’espace, alors que les personnes morales non seulement leur échappent (les paradis fiscaux constituent les traces résiduelles de leur ancrage dans l’espace) mais bien plus encore, et dans un rapport inversé, ce sont elles qui aujourd’hui dictent leurs lois aux États. Comme nous le constatons désormais tous les jours, la vie politique, qui se déroule nécessairement dans les limites que tracent les frontières des nations, a perdu tout pouvoir sur les personnes morales. La seule voie possible vers la libération est une constitution pour l’économie, par-delà les États, à laquelle les personnes morales seront elle aussi soumises, à l’instar de nous tous.
126 réponses à “LES TYRANS INAPERÇUS”