Le fait que nous parlions appartient à ces choses dont nous considérons qu’elles vont de soi. La linguistique rend compte du fait que nous nous exprimons en différentes langues, en comparant les manières que nous avons adoptées pour y parvenir. La linguistique s’intéresse aussi à la façon dont nous combinons des effets de sens (le sémantique) avec des effets de structure (le syntaxique). Elle n’est jamais parvenue, il faut le souligner, à expliquer comment le sens des mots se combine pour constituer le sens de la phrase, énigme que les Scolastiques appelaient le complexe significabile.
Honnêtement, je ne connais pas d’autres réflexions que la mienne qui ait été consacrée à la différence pour ce qui touche au sens, entre ce qu’opère le sémantique d’une part et le syntaxique de l’autre. Ainsi, dans l’article « Le secret de la chambre chinoise » (Jorion 1999), paraphrasé dans Notre cerveau : conscience et volonté, je concluais, en donnant aux mots les mêmes significations que dans la discussion hier à propos de la conscience :
En effet, le syntaxique ne parvient pas à l’imagination : il est du même ordre que l’acte ci-devant « involontaire » ; le sémantique, c’est au contraire ce qui y parvient : il est du même ordre que l’acte ci-devant « volontaire ». C’est ce contraste qui avait permis à certains Scolastiques, en particulier à Jean Buridan, d’affirmer que le syntaxique est privé de signification : il possède un sens mais qui n’est pas ce que nous appelons la signification, laquelle est précisément ce que le sémantique véhicule exclusivement. Le sens du syntaxique est entièrement traité en amont de la conscience, au niveau inconscient, par le corps – selon l’expression que j’ai utilisée dans ce texte –, c’est la partie aveugle, inaccessible du sens, celle qui nous oblige à des contorsions mentales quand nous essayons de définir – pour reprendre le vocabulaire scolastique – un syncatégorème tel « néanmoins » » (ibid. 197-198).
Et j’ajoutais :
La compréhension, c’est l’évocation par l’imagination, activant en même temps que les concepts évoqués, tous ceux qui leur sont liés (cf. Jorion 1990 : chapitre 9). Le contenu de cette représentation, c’est la signification, mais il existe une partie du sens qui est absente de la signification : tout ce qui est de l’ordre de la structure, de l’armature de la phrase ; la structure ne passe pas dans l’évocation, c’est ce que Freud observe à propos du rêve : que les effets syntaxiques doivent y être exprimés comme rébus, qu’ils doivent être évoqués de manière indirecte,sous une forme figurée, figurative. Autrement dit, on est forcé de reproduire la signification des syncatégorèmes à l’aide d’un montage de catégorèmes (ibid. 198).
« Catégorème » et « syncatégorème », sont les termes qu’utilisait la linguistique scolastique. « Pomme » et « justice » sont des catégorèmes : les catégorèmes ont un significat : un objet, concret ou abstrait, qu’ils évoquent. Les syncatégorèmes, sont eux privés de significats : « néanmoins », « et », « dorénavant », sont des syncatégorèmes.
Ceci dit, nous avons si bien pris l’habitude de nous situer, nous humains, en dehors de la nature, en plaçant tout ce qui nous concerne spécifiquement dans la catégorie du « culturel » qui s’oppose au « naturel », que nous ne jugeons plus nécessaire de rendre compte par des lois du type de celles de la physique de ce que nous faisons (j’exclus de ceci les domaines comme la « science » économique où nous nous contentons dans la plupart des cas de mimer la manière dont nous faisons usage de l’outil mathématique dans la modélisation en physique).
Nous nous ébahissons quand il est question d’action à distance en physique mécanique, mais nous considérons comme un phénomène banal que quand je dis : « Christian, ouvre la fenêtre s’il-te-plaît ! », à cinq mètres de là, la fenêtre s’ouvre effectivement. L’explication bien sûr, c’est que non seulement nous parlons, mais que quand nous parlons, nous sommes écoutés. Cela va tellement de soi pour nous que quand nous décrivons le monde et la manière dont il fonctionne, nous faisons comme si ces miracles en étaient absents. De même, nous étudions les systèmes économiques de la manière la plus minutieuse qui soit sans que jamais personne ait même noté qu’ils ne pourraient exister si notre espèce ne parlait pas (seul sans doute le troc sous sa forme la plus élémentaire aurait pu émerger sans cela).
Un régiment qui marche au pas est susceptible de provoquer l’effondrement d’un pont qu’il emprunte du fait des harmoniques des ondes de choc que le pas cadencé crée dans sa structure. En marchant au pas, le régiment devient « cohérent » : collectivement synchrone comme la lumière au sein d’un faisceau laser. En disant à ses hommes : « Au pas ! », le sergent-chef peut provoquer la destruction du pont, de la même manière qu’en leur disant : « Rompez le pas ! », il peut prévenir cette destruction.
La cohérence est un effet d’« émergence », elle fait émerger un phénomène physique d’un niveau d’organisation vers un niveau supérieur : des seuils entre niveaux énergétiques sont traversés du bas vers le haut en raison du comportement collectif et coordonné d’éléments qui appartiennent à titre individuel à un niveau énergétique inférieur. La « science de la complexité » s’intéresse aux frontières qui existent entre les strates énergétiques du monde physique et à l’organisation émergente qui apparaît quand ces frontières structurelles entre strates énergétiques sont transgressées en raison de transitions non-linéaires qui peuvent intervenir sur ces frontières. L’« individualisme méthodologique » sur lequel repose la « science » économique standard est au contraire le postulat que de tels effets ne peuvent pas avoir lieu.
Les mots combinés en phrases constituent le moyen privilégié de la coordination des comportements humains. Comme l’exemple de la fenêtre à ouvrir le suggère, les commandements sont des vecteurs très puissants d’action à distance. Ce qu’on appelle des « systèmes de croyance », présentent le même effet structurant mais démultiplié. Les hommes partent à la guerre, entreprennent des croisades, porteuses de comportements et de destructions effroyables, comme l’effet d’assemblages de phrases peu nombreuses mais conçues de telle manière que les affects qui leur sont associées soient particulièrement puissants.
Ce dont nous avons un besoin impératif, c’est d’une physique spécifique qui rendrait compte des effets du langage sur le monde, de la nature d’un « champ » permettant l’action à distance – notre présence au monde étant l’un des donnés propres de l’univers auquel nous appartenons, fait que nous avons semble-t-il préféré ignorer jusqu’ici.
Bien sûr, le champ du langage ne possède aucune matérialité : le seul substrat matériel du langage, ce sont les corps des êtres humains parlants et écoutants. Les Scolastiques auraient qualifié un tel champ de « spirituel ». Le champ électromagnétique ne dispose pas davantage de matérialité : l’éther que l’on imaginait en être le « médium », le support matériel nécessaire, s’avéra sinon ne pas exister, du moins être superflu pour la modélisation.
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J’ai repris ici la substance d’un de mes articles intitulé : « Accounting for human activity through physics », publié en 2004 dans la revue Cybernetics and Systems, 35, N° 2-3 : 275-284
Jorion, Paul, Principes des systèmes intelligents, Paris : Masson 1990
Jorion, Paul, « Le secret de la chambre chinoise », L’Homme 150, avril-juin 1999 : 177-202
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