PARLER POUR SAVOIR CE QUE L’ON PENSE

Ayant lu mon texte Le secret de la chambre chinoise, publié en 1999 dans la revue L’Homme, et dont j’ai récemment résumé dans Misère de la pensée économique (pages 31 à 37) l’argument niant l’existence de l’intention et du même coup du libre-arbitre, Annie Le Brun attire mon attention sur deux petits textes d’Heinrich von Kleist (1777 – 1811) tout à fait dans le même esprit : Sur l’élaboration progressive des idées par la parole (1806) et Sur le théâtre de marionnettes (1810).

La représentation du mécanisme de la parole que l’on trouve dans le premier texte préfigure en effet celle que j’ai tenté de théoriser dans Le secret de la chambre chinoise et que j’avais modélisée de manière anticipée dans le projet ANELLA (Associative Network with Emergent Logical and Learning Abilities) que j’ai eu l’occasion de réaliser au laboratoire d’intelligence artificielle des British Telecom et dont j’avais rendu compte dix ans auparavant dans Principes des systèmes intelligents (1989 ; 2012) : à savoir que « si ce que l’on dit, on n’a jamais eu ‘l’intention de le dire’, alors ce que l’on dit, on l’apprend seulement – comme quiconque – au moment où on se l’entend dire » (1999 : 190).

Bien sûr Kleist ne s’exprime pas de la même manière que moi, à savoir comme un scientifique s’efforçant de résoudre un problème de physique, et qui réalise un modèle tel qu’il pourra l’« implémenter » sous la forme d’un logiciel dont il faudra qu’il rédige alors le code. Kleist ne parle pas de la phrase comme d’un parcours spécifique que détermine sur un univers de mots – où une valeur d’affect est attachée à ceux-ci dans chacun de leurs usages spécifiques (leur association au sein de la paire qu’ils constituent avec un autre mot) – un gradient (une ligne de plus forte pente), dont l’énonciation provoquera la relaxation (la bille se retrouvera en fin de parcours au repos au point le plus bas, tous les mots ayant été énoncés). L’énonciation de chaque phrase provoque chez nous un soulagement dû au fait que nous avons dit tout ce qu’il nous semblait important de dire : tout ce qui était pertinent, tout ce qui causait en nous une tension, et qui se serait cristallisé en une frustration si l’on nous avait empêché de le dire.

Ceci dit, Kleist n’hésite pas lui aussi à recourir, dans ce qu’il appelle une « parabole », à l’analogie physique. Ainsi, quand il illustre ses propos à l’aide de la réponse fameuse que fit Mirabeau au maître de cérémonies de Louis XVI : « Allez dire à votre roi que nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes », il décrit à sa manière le parcours du gradient et la relaxation qui en résulte :

« Ayant perdu son enthousiasme comme une bouteille de Kleist [P.J. : l’une des premières formes du condensateur] sa charge électrique, [Mirabeau] était redevenu neutre […] Voilà une remarquable concordance entre les phénomènes du monde physique et ceux du monde moral… »

Kleist nous décrit aussi avec maestria le parcours du gradient connectant les mots qui seront prononcés dans la phrase :

« … mon esprit, quand je prends avec fougue la parole en premier et tandis que la conversation progresse, dans la nécessité de trouver une fin au commencement, éclaircit cette représentation nébuleuse en une idée d’une clarté absolue, de sorte que le raisonnement aboutit, à mon grand étonnement, au moment où ma longue phrase s’achève. »

Dans la mesure où nous ne découvrirons ce que nous allons dire qu’au moment où nous l’aurons énoncé, l’explication la meilleure d’une question que nous n’avons personnellement pas encore comprise sera celle qui correspond au gradient à la pente la plus raide : celui qui conduira de ce qu’il convient d’expliquer à son explication en empruntant le chemin qui les relie le plus court.

Kleist écrit :

« … il est impératif de savoir manier la langue avec aisance pour que s’enchaîne aussi vite que possible ce que nous avons pensé sur le moment sans pouvoir l’exprimer dans l’instant. Et en général, celui qui, avec la même clarté, parle plus rapidement que son adversaire aura un avantage sur lui parce qu’il mène, pour ainsi dire, plus de troupes que lui sur le champ de bataille ».

Mais s’agit-il bien de parler plus vite que son contradicteur ? de produire davantage de mots que lui durant le même laps de temps ? ou plutôt d’arriver au port en moins de mots, autrement dit, d’y parvenir par un parcours moins long ?

Je vais citer, presque in extenso, le passage où Kleist recommande de ne pas hésiter, si l’on veut apprendre ce que l’on pense en réalité, à en parler… et de l’intérêt qu’il y a alors d’avoir une sœur qui ne comprend strictement rien à ce que l’on raconte, afin que la pensée puisse atteindre alors un maximum de clarté :

« Lorsque tu veux savoir quelque chose et que tu ne peux y parvenir par la méditation, alors je te conseille, mon cher et savant ami, d’en parler avec la première personne qui se présente à toi […] Je te vois bien ouvrir de grands yeux, et me répondre qu’on t’avait recommandé, dans tes jeunes années, de parler uniquement de choses que tu comprenais déjà. Mais à cette époque tu parlais probablement avec l’ambition d’apprendre quelque chose aux autres, or je veux que tu parles dans le dessein raisonnable d’apprendre toi-même quelque chose, et ainsi les deux règles de sagesse pourront peut-être, selon les différents cas, coexister en harmonie. Le Français dit « l’appétit vient en mangeant », et cette maxime fondée sur l’expérience reste vraie quand on la parodie en disant « l’idée vient en parlant ».

Souvent je suis assis à ma table de travail, le nez dans mes dossiers, et je recherche dans un litige juridique obscur le point de vue à partir duquel il pourrait être jugé. J’ai alors l’habitude de fixer la lumière, m’efforçant, dans ce point le plus brillant, d’éclairer le plus profond de mon être. […] Mais figure-toi que si j’en parle avec ma sœur, qui est assise derrière moi à travailler, j’arrive à comprendre ce que je n’aurais peut-être pas trouvé après des heures à me retourner la tête. […] … rien ne m’est plus salutaire qu’un geste de ma sœur exprimant la volonté de m’interrompre, car mon esprit, par ailleurs déjà en proie à une intense activité, est stimulé un peu plus encore par cette tentative extérieure de lui arracher la parole dont il est maître, et ses capacités montent d’un cran, comme il peut arriver à un grand général bousculé par les circonstances ».

« Dire ce qu’on a sur le cœur », c’est l’expression à laquelle on recourt alors : on purge son système du malaise qu’y a créé la tension d’affect. Ayant dit ce que l’on voulait dire, on se sent provisoirement apaisé ; la dynamique d’affect qui imprègne l’univers de mots inscrit dans notre mémoire, a opéré sa relaxation. Avant que le trouble émanant du monde extérieur ou intérieur, ne vienne à nouveau l’agiter…

 

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