Billet invité
La question du salariat s’est souvent posée comme un marqueur important dans les débats politiques et philosophiques concernant le travail et plus largement l’économie. Marx considérait que ce type de statut social devait disparaître, au même titre que les classes sociales. Car il considérait que le salariat était une institution créée afin de rendre subordonnés les travailleurs (du moins les prolétaires, ceux qui n’ont que leur travail comme source de revenus) aux propriétaires du capital ou des entreprises (les entrepreneurs). Le travailleur, comme salarié, abdiquait en quelque sorte une partie de ses droits de citoyen dans le cadre du travail organisé dans un espace économique conçu comme dissocié de l’espace politique, espace économique qui s’organisa ensuite politiquement, d’abord sous forme de contractualisation puis ensuite de droits bientôt recensés dans des conventions collectives et un code.
Pour autant, la question de la subordination du salarié ne disparaissait pas avec l’émergence de ces droits collectifs et restait toujours pendante cette question de subordination du travailleur à l’entrepreneur, dans le cadre de son contrat passé avec lui, l’entrepreneur étant lui-même subordonné aux apporteurs de liquidités et de capitaux mais dans un rapport de force néanmoins bien plus favorable, avec ou sans code du travail par ailleurs : preuve s’il est en que la question du rapport de force dépasse la seule question de sa formalisation en code et conventions, quand bien même collectives. Le salariat reste donc marqué de manière indélébile par cette relation de subordination au sein du travail, à l’envers des droits politiques pourtant proclamés. D’où la nécessité, notamment pour les marxistes, de dépasser ce statut du travailleur afin de lui rendre sa pleine et entière liberté.
Néanmoins, force est de constater que les attaques les plus virulentes et répétitives des néo-libéraux se concentrent bien justement sur ces droits que le code du travail et les conventions érigent collectivement comme rempart à la faiblesse intrinsèque du travailleur sous statut de salarié dans son rapport de force avec l’entrepreneur ou les apporteurs de capital. Les mesures d’austérité sans cesse prônées par la troïka en Europe sont automatiquement matinées de mesures de « libéralisation du marché du travail », c’est-à-dires de destruction de ces droits collectifs, pour qu’enfin le travailleur entre en liberté comme on entre en religion : seul. Le rêve abouti de cette politique là serait, comme le serait le propriétaire en immobilier, l’extension sans limites de l’entrepreneuriat de soi-même, à commencer par l’auto-entrepreneur, « libre » d’être sous-traité, commandité et entrepris par plus fort que lui. En quelque sorte, la protection collective ainsi octroyée essentiellement au salariat avait pour pendant la subordination du travailleur dans l’exécution de son travail et la liberté individuelle du travailleur face à son travail le laissait « libre » d’être exploité par son isolement social.
Le projet de dépassement de la question du salariat fut entreprit au 19ème siècle avec la création du concept de coopérative, qui devait permettre au travailleur de transcender ces binômes, en en faisant un entrepreneur et un travailleur. Ce projet abouti à la formalisation par la loi de 1947 d’un statut du travailleur devenu associé mais également redevenu salarié, le dirigeant d’une SCOP (Société Coopérative de Production) bénéficiant lui aussi par ailleurs de ce statut de salarié, chose plutôt rare pour un entrepreneur. Le salarié devenait ainsi subordonné non plus d’un seul (l’entrepreneur) mais de tous les travailleurs, associés comme lui à la réalisation du travail : chacun ayant le même pouvoir au sein d’une coopérative (1 homme = 1 voix), le travailleur devenait en fait subordonné au travail directement ainsi qu’au capital, étant par ailleurs un apporteur de capital, à la différence près qu’un apport plus important ne faisait pas valoir un droit de propriété plus grand qu’un autre sur la personne morale ainsi constituée. Bien qu’ainsi relativisée au sein de structures juridiques spécifiques, la question du salariat perdurait, puisqu’abroger ce statut faisait perdre son corrélat protecteur, le laisser demeurer perpétuait sa subordination dans le cadre du travail et qu’y intégrer la propriété de la personne morale avec une coopérative le laissait à la fois libre et subordonné face à tous.
La question fut alors posée de la subordination face au travail, par-delà le statut du travailleur : salarié, entrepreneur ou les deux à la fois. Pour « libérer » le travailleur, il fallait donc aussi le libérer du travail tel que conçu comme source de revenus, pour se diriger vers un revenu universel, qui rendrait véritablement « libre » l’individu face au travail. « Libre » de ne pas dépendre de ses revenus, mais « libre » aussi de demeurer seul face au travail, détaché de toute classe sociale ainsi que de toute appartenance : la réalisation de l’abrogation marxiste du salariat (sans la dictature du prolétariat mais aussi sans son aboutissement, la société communiste sans classes sociales), tout en permettant la jonction improbable entre idées sociales progressistes et libertarisme hayeckien ou friedmanien.
Sauf donc à laisser l’individu bénéficiaire d’un tel type de concept seul face au travail (le sien et celui des autres), à la fois dans les rapports de force sociaux qui continueront hors du salariat et en dehors puisque n’étant régulé par aucuns processus politiques, cette remise en cause du salariat devrait aussi passer par la remise en fondation des sécurités collectives définies pour le travailleur face au travail : si l’on « libère » le travailleur du salariat, il faudra alors le « libérer » du revenu issu de son travail mais aussi de l’expression brute des rapports de force sociaux non médiés par le politique. Sans quoi, on ne fait que l’opprimer librement individuellement.
Il semblerait donc que l’émancipation du travailleur face au travail nécessite plus que l’organisation d’un revenu de subsistance, à la fois comme on le sait depuis Marx parce que ce revenu de subsistance est la limite basse du prix du salaire vers lequel le capitalisme orientera toujours le travailleur, et à la fois parce que l’attribution d’un tel revenu n’inclurait nullement les protections collectives dont bénéficie le salariat. Comme une sorte de prémisse, on pourrait voir dans le RMI puis le RSA ce type d’organisation face non plus au travail mais à son absence, un système que l’on se proposerait de généraliser à tous, travailleurs ou non : la promesse de l’égalité républicaine en quelque sorte par la limite basse.
On pourrait néanmoins reprendre cette formulation, universelle, afin de rebâtir une réflexion autour de cette « abolition » du salariat (lequel n’est pas non plus, aujourd’hui, qu’un esclavage), en partant de ces constats :
1- le salariat devient de plus en plus inadapté, tant d’un point de vue contextuel (le travail disparaît et en conséquence, le salariat, qui en est sa forme majeure actuellement, aussi) que sur le fond, puisque l’objet d’une reconstruction de l’économie est notamment de permettre que les travailleurs ne soient plus subordonnés, ni entre eux ni face au travail ;
2- sans nouveaux droits collectifs, la déconstruction du salariat profitera essentiellement au néo-libéralisme, voire au libertarianisme, comme vecteur de déconstruction de l’État et du politique ;
3- le revenu, même décorrélé du travail, ne semble pas être une approche pertinente puisque qu’il ne permet pas de se situer dans un espace politique et de médier, comme tel, les rapports de forces sociaux qui perdureront hors du travail
Une approche différente pourrait être de penser une organisation basée sur des droits collectifs, définis dans le cadre de l’espace politique, non plus à partir du travail (coopérative), face au travail (le revenu universel) ou dans le travail (le salariat : salaire + droits collectifs), mais bien une organisation du travail : que l’on ait un travail ou non, un revenu ou pas, quelle que soit sa position sociale (sa classe sociale et sa position au sein de celle-ci), l’organisation du travail doit garantir un certain nombre de droits collectifs. Expurgé de ses dimensions pécuniaires et de subordination, le travail devient une activité que chacun réalise dans sa vie quotidienne. À ce titre, les biens et services permettant de garantir la satisfaction des besoins essentiels, permettant que chacun pourra exercer une activité, doivent être définis et recensés dans un cadre juridique, issu d’un débat politique.
On pourrait imaginer par exemple qu’à la suppression du salariat serait associée la création d’un code « civique », pendant du code civil, référentiel patrimonial de l’individu s’il en est, qui permettrait de définir les rapports que les citoyens entretiennent avec la société au travers d’actes, de devoirs et de droits, dont le premier d’entre eux pourrait être :
« La société s’engage à organiser le travail afin que chacun puisse participer à sa réalisation et chacun s’engage à participer à l’organisation du travail ».
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Pour poursuivre la réflexion utilement, on ne peut que conseiller la lecture de l’ouvrage de Jean-Pierre Gaudard, « La fin du salariat« .
Bah..un conflit sans aile, c’est toujours mieux qu’un khanard sans tête. « En amour (comme à la guerre), l’esprit est une…